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Fonctionner en réseau ou diversifier ses activités, quelles sont les stratégies des producteurs de festivals ?

Chaque année, près de 1 900 festivals de musiques actuelles ont lieu partout en France. Majoritairement associatifs à 71%, les porteurs des festivals sont aussi des établissements publics et des groupes privés. Quelles sont les stratégies de ces derniers ? On tente une exploration du sujet.

La course des géants américains

La France des festivals vit désormais à l’heure de la bataille des multinationales américaines. Deux tycoons s’affrontent, deux poids lourds de l’industrie de divertissement.

D’un côté Live Nation, filiale de Clear Channel, gère 25 500 concerts par an dans le monde, 128 salles de concerts et 3 300 artistes sous contrat. Il maîtrise aussi la billetterie avec Ticketmaster et prend la main à 360° sur la création d’un live, de la salle de concert à l’artiste en passant par la promotion et la billetterie. En France, Live Nation a racheté le Main Square Festival dans le Nord, il a importé I Love Techno - acquis initialement en Belgique - à Montpellier, ainsi que le Download et le Lollapalooza dont la première édition s’est déroulée en juillet à l’hippodrome de Longchamp à Paris. Avec moins de médiatisation, Live Nation a aussi importé le festival Afro Punk à Paris et investit dans le festival Marsatac. Il cible ouvertement les festivals français jugés plus stratégiques que les salles parisiennes pour produire ses artistes locaux, la branche française de Live Nation étant chargée de développer un catalogue d'artistes nationaux comme le font les 33 filiales de Live Nation dans le monde (Indochine, Christophe Willem, Marina Kaye…). "Aujourd’hui, les festivals représentent 20% de notre chiffre d’affaires, mais cela pourrait augmenter, je regarde tous les dossiers", annonce Angelo Gopee, le PDG de Live Nation France.


Main Square Festival

De l’autre, son concurrent américain AEG (Anschutz Entertainment Group), qui a conclu en août la reprise de 50 % de Rock en Seine - actuellement dans le giron de LNEI, holding du banquier Matthieu Pigasse - et qui possède par ailleurs 32 % de l'AccorHotels Arena. Le milliardaire Philip Anschutz, propriétaire-fondateur d'AEG, détient le festival le plus rentable de la planète, Coachella, et exploite des dizaines de salles géantes dans le monde.

L’un comme l’autre ont des stratégies globales, gèrent des artistes, des lieux et des tournées et peuvent se permettrent de fonctionner en vase clos lorsqu’il s'agit de certaines têtes d’affiches. En 2017, nombreux sont les festivals qui auraient aimé programmer les Red Hot Chili Peppers, The Weeknd ou System of a Down, des artistes gérés par Live Nation qui se sont tous produits dans les festivals du promoteur. Une stratégie internationale qui calque un modèle bien huilé aux Etats-Unis, en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas en Allemagne ou encore en Suisse.

Les stratégies des producteurs français

Face à ces mastodontes lancés dans la course pour prendre la tête du secteur, rachetant tous les festivals possibles et des salles de concerts en France, quelles sont les stratégies des producteurs français pour conserver leur place dans le marché des festivals ?

1. Le fonctionnement en club fermé

Fonctionner en réseau de festivals cimentés par le recours à un même tourneur, voilà la stratégie des festivals Garorock, des Déferlantes d’Argelès, de Musilac, du festival Beauregard. Leur point commun ? ALIAS Productions, tourneur de référence.

En jeu ? Du point de vue du public, l’uniformisation de la programmation, mais du point de vue des professionnels, une évolution des métiers : le tourneur devient producteur.

Les quatre festivals estivaux Beauregard (Hérouville-Saint-Clair, Calvados), Garorock (Marmande, Lot-et-Garonne), Musilac (Aix-les-Bains, Savoie) et Déferlantes (Argelès-sur-Mer, Pyrénées-Orientales) présentent leur programmation lors d'une conférence de presse commune en juin : les mêmes artistes sont programmés d’un festival à l’autre. Dans le festival Musilac, dix groupes sur la trentaine programmés sont issus du catalogue Alias Productions.


Les Déferlantes, Crédit photo : Boris Allin

Nés d'initiatives locales, les quatre festivals frères se sont constitués en sociétés (SARL ou SAS) permettant l'arrivée au capital de ALIAS Productions, la société parisienne qui a réussi ainsi à percer dans ce milieu dominé par les associations en reprenant les manifestations en crise : lors des six premières éditions, Musilac fondé par Rémi Perrier Organisations un entrepreneur de spectacles de la région Rhône-Alpes, était maintenu en vie par les subventions de la Mairie, jusqu’en 2008 avec l’entrée au capital de ALIAS. Idem en 2011 pour Garorock. En 2017, Petit Biscuit, Airbourne, Die Antwoord, Kungs ou Ibrahim Maalouf ont joué dans 3 de ces 4 événements qui ont accueilli à eux seuls 4 325.000 festivaliers.

2. La création d’un écosystème d’activités diversifiées

Arty Farty dirigée par Vincent Carry est organisatrice depuis 2003 du festival de musiques électroniques et indépendantes lyonnais Les Nuits Sonores. Il s’agit certes d’une association loi 1901 mais qui développe un modèle économique singulier reposant sur la filialisation sous forme de SAS (société par actions simplifiée) de ses activités.

La stratégie ici est de sortir d’une trop grande dépendance à l’évènement “festival”, dont le modèle reste soumis aux risques de fréquentation, aux aléas climatiques ou aux opportunités de programmation. Dans un premier temps l’association Arty Farty fonctionne comme un incubateur pour tester le booking d’artistes. Très vite cette activité est externalisée et en 2015 une filiale baptisée A.K.A, montée avec la société Alias Productions, est créée.

En parallèle afin d’organiser des concerts en dehors de la période du festival, Arty Farty crée en 2013 une autre filiale, Culture Next, qui exploite et dirige artistiquement le Sucre sur le toit de la Sucrière - une ancienne usine construite dans les années 1930 - dans le quartier de la Confluence au sud de Lyon. Dès 2014 le festival Nuits Sonores investit le quartier de la Confluence avec pour site principal la Sucrière (site principal de jour) et le Sucre pour des évènements pro et des soirées spéciales à jauge réduite. Arty Farty investit également à hauteur de 5% dans la SAS Transmission qui exploite la salle lyonnaise du Transbordeur en contrat de délégation de service public avec la Ville de Lyon, les actionnaires majoritaires étant Eldorado (producteur de spectacles lyonnais) et à nouveau la société Alias. Avec Culture Next, le groupe de Vincent Carry gère également la privatisation de ces lieux, mais aussi d’autres lieux dans la ville comme le Quai des Arts aux Subsistances.


Vincent Carry, crédit photo : Brice Robert

Arty Farty développe deux filiales à l’étranger avec un Nuits Sonores/ European Lab à Tanger depuis 2013 et un Nuits Sonores/ European Lab lancé à Bruxelles en 2017. Sans oublier la version parisienne de l’European Lab en janvier 2017. Depuis l’an dernier, “l'écosystème” aborde un nouvel axe de développement : le fooding en milieu événementiel, avec la création d’une autre filiale, Swimming Poule qui a en gestion le restaurant de la piscine du Rhône, lieu emblématique où Arty Farty a organisé de nombreux événements dont des openings de Nuits Sonores il y a quelques années. Diversification d’activités toujours avec la création prochaine d’une autre structure qui jouera un rôle d’incubateur : Hotel 71. Arty Farty, Culture Next et le site de financement participatif KissKissBankBank sont déjà prévus dans les locaux.

Aujourd’hui, Arty Farty ce sont 6 structures, 4 SAS et 2 associations de droit étranger, l’une de droit marocain, l’autre de droit belge. L’activité globale tourne autour des 7 millions d’euros.

Quant à A.K.A, la nouvelle société que Arty Farty a fondé en 2015 avec ALIAS, elle gère un catalogue d’artistes électro (Alma Negra, Arnaud Rebotini, Islam Chipsy, Leroy Burgess, Mehmet Aslan, Pablo Valentino, S3A, Todd Terje…) et n’a pas perdu de temps pour lancer son propre festival dans lequel elle programme ses artistes, le Looping Festival, en s’alliant en 2016 à une toute nouvelle salle propriété de deux architectes, La Marbrerie de Montreuil.

3. La  stratégie du cumul catalogue d’artistes / exploitation de salles

La tendance est aux festivals montés par des sociétés de production “intégrées” qui en profitent pour faire jouer en priorité leurs artistes dans leurs propres salles. Le modèle de ces agences, cumulant acquisition de salles de concerts et programmation de tournées d’artistes, participe au dynamisme des festivals français. Quoi de mieux que d'être chez soi, dans une salle que l’on exploite, pour pouvoir y programmer une série de concerts étiquetée “festival”. Zoom sur quelques producteurs français qui ont fait ce choix.

Le Jardin Imparfait

Le Jardin Imparfait, société dirigée par Olivier Poubelle, est propriétaire de deux salles de concerts parisiennes, La Maroquinerie et  Les Trois Baudets. Elle co-dirige également Le Bataclan et le Théâtre des Bouffes du Nord. Le Jardin Imparfait, outre la gestion de ces salles, regroupe plusieurs entités de production de concerts et de management d’artistes :

  • Asterios s’occupe de Stephan Eicher, Cali, Olivia Ruiz, Sanseverino, Vincent Delerm, Camélia Jordana, Fauve, Feu! Chatterton, Fishbach, Grand Blanc, Orelsan, Kery James, Superpoze, Petit Biscuit.

  • 3 Pom Prod affiche un catalogue d’artistes variés de musiques de monde et jazz tels que Alice Russell, Ayo, Bachar Mar-Khalifé, Binker & Moses, Coely, Femi Kuti, Hindi Zahra, ÌFÉ, Kamasi Washington, Kate Tempest, La Yegros, Lucky Chops, Matthew E. White, Mayra Andrade, Melanie de Biasio, Mélissa Laveaux, Rokia Traoré, Shabaka Hutchings, Songhoy Blues, The Phoenix Foundation, Tinariwen, Vulfpeck.

Lorsque 3 Pom Prod organise ses festivals, elle les ancre donc dans les salles de La Maroquinerie (Festival Les Nuits de l’Alligator) et du Théâtre des Bouffes du Nord (WorldStock Festival). Imparable.

  • Giant Steps, agence de booking spécialisée dans le jazz (Tigran Hamasyan, Hugh Coltman, Thomas Enhco, Mark Guiliana, Donny McCaslin, Michael Wollny…).

 Logique encore : lorsque GIANT STEPS co-produit à Paris avec 3 POM PROD leur tout nouveau festival London Jazz Calling, c’est en profitant de la salle de La Maroquinerie.

Corida et Because Groupe

Cordia s’occupe des tournées de Manu Chao, Charlie Winston, Catherine Ringer, Emilie Simon, Justice, Phoenix, et des tournées françaises de Radiohead, Mark Knopfler, Rammstein, Ben Harper, Kraftwerk, Eric Clapton, Texas, Chris Rea, Jamie Cullum.

Corida constitue l’activité tourneur du Because Group créé par Emmanuel de Buretel, dont la multiplicité d’activités forme une configuration dite “à 360°”. Because a créé en partenariat avec We Love Art et Sony le Festival We Love Green. La stratégie d’exclusivité est à l’oeuvre : en 2016 Corida gère la tournée PNL et PNL fait son unique date… à We Love Green.
Because Music est aussi un label éditant notamment Amadou & Mariam, Keziah Jones, Catherine Ringer et Manu Chao. Because détient par ailleurs les salles parisiennes de La Cigale et la Boule Noire. Alors lorsque La Cigale fête ses 30 ans cette année en septembre, on retrouve sur scène Catherine Ringer et Amadou & Mariam.

Auguri Productions et le groupe Fimalac

Un autre exemple récent en date : Auguri Productions qui gère les tournées d’une quarantaine d’artistes français (Benjamin Biolay, Arthur H, Deen Durbigo, Demi Portion, Jain, Gaël Faye, Julien Doré, Dominique A, Katerine, Louane, Vanessa Paradis, Thomas Dutronc…) a fait l’acquisition du Flow. Le Flow est une barge, à la fois salle de concerts et restaurant, amarrée au port des Invalides sur les rives de la Seine. En tant que salle de concert, elle accueille 312 places assises en fauteuils rouges avec balcon, modulables en 600 places debout en version club. Auguri Productions fondée par Laurent Malvaldi (déjà président du Glazart, une salle parisienne) est par ailleurs une des 14 sociétés de production de 3-S Entertainement, filiale du groupe Fimalac fondé par l’investisseur milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière. Le groupe FIMALAC exploite 25 Zénith en France et autres salles de concerts, dont la Salle Pleyel à Paris.

Parmi les 14 sociétés de production associées on trouve également Anteprima Productions, producteur de spectacles spécialisé dans le jazz, fondé par Reno Di Matteo, avec un catalogue d'une trentaine d'artistes jazz de la scène internationale.

Logique donc que le Blue Note Festival de Paris, produit par Anteprima Productions, se tienne cette année en novembre à la fois Salle Pleyel et sur Le Flow, salles exploitées par le groupe.

Conclusion

Pour lutter face à la concurrence interne et à l’arrivée massive des multinationales de l’événementiel, les producteurs de festivals français n’ont pas d’autres choix que de se diversifier et de s’associer. Les exemples sont nombreux, de “l'écosystème” Arty Farty à la stratégie intégrée de Because et Corida. Cet été, Jack Lang s’offusquait de la prise de pouvoir sur le territoire français des groupes américains comme Live Nation et AEG, contrôlant à la fois tournées d’artistes et festivals. Même si cela est sans commune mesure, certains producteurs français utilisent la même stratégie. Dans les deux cas la diversité semble rarement mise en avant, au profit de la rentabilité de l’événement.

Mais le public ne s’y trompe pas. Un festival n’est pas un Zenith froid et sans âme où s'enchaînent les concerts. Un festival c’est avant-tout une ambiance, une identité et des valeurs qui rassemblent. Et à ce jeu là l’Hexagone peut se vanter d’avoir des événements qui continueront à faire le plein ou presque, même si les plus grandes têtes d’affiches sont chez les voisins. Les billetteries du Hellfest et le Festival Yeah à Lourmarin sont sold-out en seulement quelques heures; les Eurockéennes, le Cabaret Vert ou les Vieilles Charrues réunissent des dizaines de milliers de fidèles peu importe le programme. Tous les festivals ne peuvent pas en arriver là : la fidélité ne s’achète pas à coup de têtes d’affiche.