Le festival parisien WorldStock n’a que cinq ans mais il est considéré comme une référence dans la sphère des musiques du monde. Nouveauté cette année, quelques unes des soirées quittent les fauteuils du Théâtre des Bouffes du Nord pour nous inviter à danser au New Morning. On vous raconte la 5ème édition du festival WorldStock.
Jour 1. Lundi 16 octobre. 20H50, envoûtement du Zimbabwe
Organisé par l’agence 3 Pom Prod, le festival WorldStock se déroule au Théâtre des Bouffes du Nord. Mais cette année il débute au New Morning par le phénomène BCUC. Leur énergie punk requiert une configuration debout pour danser, le New Morning s’y prête. Le festival n’est donc pas chez lui, ce qui explique peut-être l’absence de marqueurs de son identité : la salle reste dans son jus, avec sa ventilation obsolète, sa fosse gluante, ses boissons trop chères, ses verres en plastique dépassés à l’heure des écocups et ses [toilettes] marécages. Mais on fait abstraction, heureux de retrouver le groupe qui a mené à la transe Jazz à Vienne, le Festival du Bout du Monde, le Tribu Festival. Ils sont précédés par un couple du Zimbabwe du même label spécialisé dans l’Afrique australe. Jacob Mafuleni tient dans ses mains une mbira, tablette de bois dont il fait vibrer les lamelles métalliques et qu’il place dans un résonateur en calebasse (photo). Sa femme Martha Thom l’accompagne aux maracas et le couple est chaleureusement applaudi.
21H40, punk et transe d’Afrique du Sud
Comment expliquer que le public parisien, majoritairement jeune ce soir, réserve un tel accueil aux BCUC (photo) ? Parce qu’il les a vus comme nous durant l’été dans un des nombreux festivals où leur tourneur les a fait jouer ? En tout cas la salle affiche complet et la foule compacte dans la fosse démarre au quart de tour aux rythmiques tribales des tambours. Le chanteur harangue et prêche sans relâche en nous fixant droit dans les yeux. Le côté punk de ses hurlements est accentué par les coups de sifflets d’un joueur de cowbell : on a l’impression d’entrer dans une jungle opaque et inquiétante. Les morceaux sans fin sont magnifiés par la voix de la chanteuse. Soudé dans la moiteur, le public saute, transpire et entonne spontanément les airs : les Sud-Africains renouvellent l’exploit. Prouvant s’il en était besoin leur maîtrise, ils mélangent leurs frappes ancestrales avec le “Woo-Hah! Woo-Hah!” syncopé du rappeur américain Busta Rhymes. Énorme.
Jour 2. Mardi 17 octobre. 21H00, douceur infinie du Portugal
Le lendemain le festival prend ses quartiers chez lui, dans le cadre hallucinant du Théâtre des Bouffes du Nord. Si vous ne connaissez pas, imaginez un théâtre délabré. Un bonheur pour les amateurs d’urbex, l’exploration urbaine de lieux abandonnés où le temps a fait son oeuvre. Voûtes attaquées, parois écorchées, enduit des murs comme lessivé par des intempéries, ce théâtre dégage une atmosphère fantasmatique. Autre particularité, la proximité avec l’artiste qui joue au niveau du parterre. Antonio Zambujo un chanteur quarantenaire très célèbre au Portugal, ose “se mettre à nu” en solo de guitare classique devant un public de connaisseurs dont pas mal de Portugais. Un simple halo de lumière l’habille en faisant rougeoyer les murs ocres défraîchis (photo). Derrière nous, une spectatrice murmure les mélodies portugaises et brésiliennes. Même sans comprendre la langue, on se laisse bercer par le vibrato élégant du chanteur et ses aigus d’ange à la Jeff Buckley.
Jour 3. Mercredi 18 octobre. 22H15, polyphonies hypnotisantes d’Ukraine
Ce ne sont pas des inconnus, les Ukrainiens en costumes traditionnels de Dakhabrakha au programme ce soir. Nos équipes les avaient entendus aux Trois Eléphants 2014, au Chien à Plume 2015, au festival Du Bout du Monde 2015… mais pour nous c’est une découverte. Le choc visuel et sonore est total. Visuel, parce qu’en fond de scène sont projetés en continu des motifs de tapis orientaux, des rosaces colorées qui s’emboîtent façon kaléidoscope psychédélique, des statuettes antiques qui s’animent, des vitraux aux symboles primitifs, des icônes. Sonore, parce que les polyphonies traditionnelles chantées par les trois musiciennes et les glissendo plaintifs de la violoncelliste nous transpercent le coeur, tandis que les rythmes de transe des percussionnistes nous appellent irrésistiblement au groove. Un parterre rempli et deux balcons les ovationnent (photo) et les rappellent deux fois. On sort durablement émerveillés.
Jour 4. Jeudi 19 octobre. 22H15, virtuosité et tradition du Mali
Le caractère hors norme du bâtiment pourrait presque nous le faire oublier mais on est au théâtre : guidés à nos places numérotées (photo), on nous rappelle que vidéos et photos sont interdites. Quatre projecteurs au sol font rougeoyer ce soir la paroi murale du fond de scène, tandis que le Trio Da Kali se révèle époustouflant de virtuosité: la chanteuse Hawa Diabaté, le joueur de n’goni Mamadou Kouyaté qui se sert de ce luth ancestral comme d’une guitare basse très moderne et le maestro Lassana Diabaté au balafon. Chacun de ses solos d’une telle vélocité que l’on perd des yeux ses baguettes, déclenche applaudissements et sifflets. Avec beaucoup de fierté, Lassana explique qu’ils sont nés griots, gardiens de l’histoire et qu’ils sont les meilleurs musiciens du Mali. Un percussionniste et un danseur contemporain maliens, invités surprise, se joignent au trio pour un final explosif.
Jour 5. Vendredi 20 octobre. 20H50, réinterprétation d’Argentine
Chaque soir, le bar restaurant installé dans le foyer du Théâtre sert de sas au public (photo), les portes de la salle proprement dite n’ouvrant qu’au dernier moment. “Buenas noches a todos”: c’est un sextet en costume cravate venu d’Argentine qui prend place. Sous le nom de Escalandrum, un pianiste, un batteur et trois sax dirigés par un batteur neveu d’Astor Piazzolla, revisitent les tangos du génial compositeur en version jazz. Ils sont rejoints par la chanteuse Elena Roger. La dureté de son intonation, à mettre sur le compte d’une volonté d’expressivité, de théâtralité comme lorsqu’elle chante Vuelvo Al Sur, ne nous convainc pas. On préfère de loin les solos jazz des musiciens, en particulier ceux du pianiste lors du rappel. Le show nous donne plutôt envie de les réécouter en formation purement instrumentale.
Jour 6. Samedi 21 octobre. 23H45, groove brûlant du Nigéria
Ce soir un choix impossible est à faire entre le libanais Rabih Abou-Khalil maître du oud au Théâtre et le saxophoniste Nigérian Orlando Julius légende de l’afrosoul dans un New Morning qui affiche complet. Après leur premier set de chauffe démarré en retard et une pause, Orlando Julius en costume or (photo) et sa danseuse, portés par l’excellentissime collectif londonien des Heliocentrics, reviennent enflammer la foule en nage dans la fosse. Ils enchaînent sans relâche leurs morceaux : l'afro-funk aux riffs infectieux Awade, l’afrobeat Stop War puis Ashiko qu’ils font chanter au public. Ils expliquent le retard de leur avion mais leur envie de tout donner en nous voyant faire la queue (1 heure quand même) à leur arrivée devant la salle. Jack Yglesias le leader des Heliocentrics est rejoint aux percussions par le Nigérian Chief Udoh Essiet tandis que Orlando Julius fait monter sur scène Julien Lebrun, le patron du label qui a permis la réédition de son oeuvre, pour conclure cette soirée fiévreuse.
Jour 7. Dimanche 22 octobre. 20H40, sentiment d’urgence de Bosnie - Suisse
Pour son final, WorldStock propose en parallèle l’électro africaine de Spoek Mathambo et Kokoko au New Morning ou une exploration contemporaine européenne au Théâtre, que l’on privilégie. Comme chaque soir Gilles Fruchaux le patron de Buda Musique, label spécialisé dans les musiques du monde, y tient un stand. Bien joué la présence du disquaire éphémère (photo) : on craque pour deux CD de Yom, programmé ce soir. Mais avant Yom la première partie revient au solo de Mario Batkovic, un accordéoniste suisse né en Bosnie, qui explore tout le potentiel que l’on peut tirer de cet instrument. Plongés dans le noir, on suit les balancements de tête métronomiques de Mario, nimbé du brouillard créé par un seul halo blafard. La virtuosité et l'humilité de l’artiste, le sentiment d’urgence qui se dégage de ses compositions nous bouleversent.
22H40, spiritualité bouleversante d’influence Klezmer
Spoiler : on a pleuré. Les points communs entre Mario Batkovic et Guillaume Humery dit Yom, outre leurs 37 ans, le pont entre musique classique avec influence de Bach et musique contemporaine, la gravité, la tension émanant de leurs pièces dont on ne décroche pas une seule seconde. La preuve, le “c’est passé si vite” soufflé par nos voisins après une heure ininterrompue des Illuminations, l'oeuvre composée par Yom, clarinettiste d’influence Klezmer et le Quatuor IXI. Ce voyage poignant pour clarinette et cordes est magnifié par l’acoustique digne d’un édifice religieux et par la création lumières variant les clairs-obscurs sur Régis Huby, Théo Ceccaldi, Guillaume Roy, Valentin Ceccaldi et Yom. Complet jusqu’au second balcon, le Théâtre les ovationne (photo). Quelqu'un aurait un mouchoir ?
Le bilan
Côté concerts
- Le phénomène de l’année :​ BCUC qui portent les salles à ébullition, festival après festival.
- Le choc visuel et sonore : Dakhabrakha et leur spectacle extraordinaire au croisement de la tradition et de l’absolue modernité.
- La splendeur bouleversante : Yom et le Quatuor IXI et leur pièce acoustique ininterrompue comme voyage spirituel vers la lumière.
Côté festival
On a aimé
- La programmation à laquelle on se fie les yeux fermés et le teaser de présentation.
- Le cachet surréaliste du Théâtre des Bouffes du Nord, son acoustique, ses mises en lumières variées.
- Le disquaire éphémère spécialisé.
On a moins aimé
- Les choix difficiles à faire samedi et dimanche lorsque deux concerts sont programmés à la même heure dans deux salles différentes. Pourquoi ne pas organiser plutôt un weekend complet au Théâtre avec une succession d’artistes ?
Conclusion
Pour se pérenniser WorldStock mise sur des jauges de 500 personnes auxquelles il garantit un enchantement musical par soir. Le temps d’une semaine, WorldStock illustre à merveille le fait qu’au-delà des frontières géographiques, la musique nous rassemble pour danser, pour revendiquer, pour s’élever ou pour transfigurer des peines profondes en beauté. A l’année prochaine !
Récit et photos Alice Leclercq