On était à
Trans Musicales 2021 : cette fois, c'était pour de vrai

La plus grande réussite de cette 43e édition des Transmusicales de Rennes est tout simplement d’avoir eu lieu, dans un contexte qu’on peut gentiment qualifier de “compliqué”. Alors que d’autres importants événements rennais ont dû bien malgré eux jeter l’éponge dès le mois de novembre, les Trans ont su tenir jusqu’au bout (réactives jusqu’à rebasculer en jauge à 100% dès que ça a été possible, c’est-à-dire au dernier moment). On ne s’est évidemment pas privé de plonger à nouveau, en cette première semaine de décembre, dans ce foisonnement culturel et festif qui nous avait tant manqué en 2020. 

Jour 1. 20h30, retour au parc

Et on ne pourra pas dire que c’est une édition réduite au strict minimum qui est proposée. Nous ne pourrons aller qu’au Parc Expo, mais le festival s’est déployé en grand format, avec des soirées d’ouverture (mercredi) et de clôture (dimanche) à l’Ubu, et tout du long des concerts à l’Etage, à l’Aire Libre, au Triangle… sans parler, bien sûr, des Bars en Trans, devenus un festival à part entière dans le centre ville rennais. Et on a beau dire, ça fait quand même quelque chose de retrouver le Parc Expo et de reprendre tranquillement ses marques dans un site largement aménagé “comme avant”, avec un grand Hall 5 décoré et convivial, la Greenroom, et pour ce premier soir seuls les Halls 3 et 8. On profite du peu d’affluence pour charger son cashless, retrouver sa bande et entamer une plongée ravie dans un gros bouquet kaléidoscopique mondial, curieux de voir ce que nous réserve cette nouvelle mouture.

21h43, soleil arménien

En guise d’entrée en matière, on découvre les jeunes Britanniques de Blanketman au Hall 3. Premières rafales sonores dans la froidure humide de ce jeudi soir, masques et bouchons d’oreilles de rigueur. On découvre un quintet tout frais plein de références très lisibles, mais comme ce sont des références de bon goût, on passe un bon moment. On renoue ensuite avec le rituel qui va rythmer nos trois jours, la migration entre les halls, le site étant pétri en permanence de flux humains dans tous les sens, chacun venant picorer ou se poser devant ce qui lui titille les esgourdes. Hall 8, coup de cœur pour la douceur solaire de Ladaniva (photo). Porté par une chanteuse franco-arménienne rayonnante, le groupe dispense un mélange intelligemment dosé d’influences traditionnelles d’Europe orientale et de jazz, de folk, de pop, reggae… Là, on y est, ça a vraiment commencé.

22h15, couleurs de Bretagne, Islande, Chypre

On enchaîne ensuite, pour le premier d’une longue suite de contrastes saisissants, comme seules les Trans en ont le secret, avec les Rennais de Gwendoline (photo). Musique puisant dans la new-wave underground française (coucou label New Rose, Little Nemo et consorts) et paroles drôles-acides, énième incarnation du désenchantement d’une jeunesse piégée dans les impasses dont elle hérite. Clips malins projetés en fond d’une scène, arpentée par les chanteurs comme on zone sur une dalle de centre commercial. Bon, ça n’a pas la puissance d’un Grand Blanc, découvert ici il y a quelques années, mais ça dessine malgré tout un moment particulier, teinté de joies désabusées et de faux j’men-foutisme. Hall 8, on s’amuse de façon nettement plus décomplexée et sucrée avec le show de l’islandais Dadi Freyr, dont l’acmé sera peut-être l’hommage improbable au répertoire français avec une reprise électro pop de la danse des canards. On s’avoue malgré tout davantage touchés par le rock hypnotique, inventif et transgenre des chypriotes de Monsieur Doumani.

23h52, hall 5 et autres considérations sustentatoires

On a beau dire, une vie complète et épanouie n’est pas faite que de musique. On s’extrait donc du balancier entre les scènes pour se poser Hall 5, rater des concerts mais profiter des copains, boire des coups et manger un peu. Cette année, on retrouve les fondamentaux, à savoir la Heineken de base (3€ les 25cl) partout sur le site sauf dans le bar à bières du Hall 5 (où c’est plus cher, mais c’est de la vraie bière, quoi…). L’offre de nourriture est simple et regroupée en un îlot central, avec un tarif quasi unique de 8€ pour, au choix, des fish & chips, des pâtes, du tajine de légumes, du kari de poulet, de la Breizhiflette, un Breizhkebab, des falafels ou même des huîtres. On peut aussi prendre le temps d’un menu complet (entrée/plat/dessert) à 19€ au “bistrot éphémère”. Cette année l’engagement “développement durable” du festival en vient à supprimer des menus la viande rouge, dont la filière est fortement émettrice de CO2. Déco chaleureuse et sourires en vadrouille, c’est le lieu chill du site (ce soir en tout cas, les autres jours on sait que ce sera très peuplé partout, y compris ici).

00h38, la danse des matières brutes de Yann Tiersen 

Bon, c’est pas le tout, mais on y retourne, curieux de voir ce que va proposer Yann Tiersen (photo) dans sa création électronique inédite. De fait, il y a foule devant la scène et l’attente est palpable. Le breton arrive, seul avec ses machines derrière l’écran d’un immense voile translucide. Immersion est le mot qui vient à l’esprit, immersion dans le son, les projections vidéo pleines de matières en mouvement, et on se laisse embarquer dans l’onirisme brut et doux à la fois de cette proposition forte… Un peu trop forte d’ailleurs, car malgré la grande beauté de ce qui se déploie, le volume sonore atteint au bout d’un moment des niveaux bien débiles, même en fond de hall, et on s’en va, presque physiquement repoussés. Et puis bon, il y a des gens qui bossent le lendemain, hein, donc tant pis pour les néo-hippies de Hello Forever qu’on avait prévu de venir écouter, retour vers le parking, bons pour la navette-bus vers le centre-ville ou pour gratter les pare-brises dans une nuit décidément glaciale.

Jour 2. 21h37, LohArano embrase le début de soirée

Il fait plus doux en ce deuxième soir ; il y a déjà nettement plus de monde en ce début de week-end et on sent que la moyenne d’âge a sensiblement baissé. L’immense Hall 9 est désormais ouvert et prêt à envoyer du gros son pour enjailler cette jeunesse pour qui les Trans ont toujours été un rituel initiatique de fête et d’ouverture culturelle tous azimuts. Mais pour l’heure on débute Hall 3, avec un dj set complété par les chansons de Vlad, faussement absurdes, drôles et  poétiques. Et puis s’embrase LohArano (photo), power trio de Madagascar. Les derniers malgaches à avoir débarqué aux Trans, les Dizzy Brains, avaient laissé un souvenir incandescent. Ici, avec un style qui leur est propre et une chanteuse de feu, on concasse des rythmes traditionnels dans des compositions à gros son, sans pour autant donner dans la facilité ou le brouillon. On sent un propos qui se construit, des choses à dire et une identité à faire valoir. Dans un style très différent, on s'enthousiasme ensuite pour la belle prestation des adolescentes béninoises de Star Feminine Band. De la cohésion et de la maîtrise pour les sept jeunes musiciennes, radieuses, un peu sages mais toutes en générosité.

00h15, Bob Vylan plie le game

Une constante des Transmusicales réside dans l’attente du moment où on prendra sa claque. On picore, on découvre plein de choses différentes, généralement intéressantes ; mais, à mesure que les concerts défilent, on attend le truc qui nous foutra par terre et qui rendra cette édition mémorable d’une découverte qu’on n’a pas vu venir. En tout cas, ce ne sera pas cet autre combo féminin, Maruja Limon, qui emportera le morceau. Les Barcelonaises ont fait le show, mais c’était sans doute un peu trop sucré et sans surprise. En revanche, la première claque, elle arrive juste après. Les deux Londoniens de Bob Vylan (photo) mettent tout le monde d’accord tout de suite. Punk, rap, grime, des propos sans concession porteurs des colères populaires d’une Angleterre en crise, une énergie de malade et une présence scénique imparable : le public ne s’y trompe pas et le brasier ne s’éteindra pas tout du long du concert. Remarque en passant : pogoter pendant une heure avec un masque, pas fastoche. Seul regret, que le batteur et le chanteur n’aient pas été portés par d’autres musiciens pour apporter encore plus de consistance à l’ensemble. Mais bon sang, déjà, là, quelle décharge électrique !

01h02, fièvre mexicaine

Il est généralement difficile d’enchaîner après un concert marquant, et c’est en s’attendant à être un peu injustement indisponibles qu’on migre vers le Hall 3. Pourtant, la suite est à la hauteur, car la deuxième grande prestation de la soirée est celle de Guadal Tejaz (photo). Découvert notamment il y a quelques années au festival de Binic, le groupe rennais a accompli une mue impressionnante, laissant ses oripeaux originels de garage rock psyché à la sauce mexicaine pour quelque chose de beaucoup plus fort, dense, hypnotique. Porté par la voix et la présence du chanteur guitariste comme par la cohésion pleine de relief de l’ensemble du groupe, le concert emporte dans un mur de son lourd et tranchant à la fois, dans des circonvolutions d’un groove qui fait parfois penser aux Talking Heads, en nettement plus massif. Là, les gars, je pense qu’on se reverra, et on attend le nouvel album pour l’année prochaine avec impatience. 

03h45, fin de soirée dansante 

La nuit atteint son cœur de fête, dans la foule des grands jours. Dans le Hall 9, on est venu voir plusieurs fois si on était happé par ce qui se passait sur cette grosse scène, en vain. On est aussi halluciné de voir que se confirme une très nette tendance à faire jusqu’au bout comme si cette édition était normale : le port du masque est, disons, très minoritaire et les comportements lâchent la bride à une désinvolture qui ne demandait que ça. On va dire que ça en dit sans doute long sur le besoin de moments comme ceux que permet un festival ; on pense aux inévitables conséquences individuelles et collectives de tout ça. Malgré tout, on est séduits par la prestation de la Suisse d’origine Sri Lankaise Priya Ragu, joli brassage équilibré d’une soul cosmopolite élégante. En revanche pas touchés par l’électropop des Quimpérois de IA404, on reviendra se finir sur le dancefloor épicé des Turcs de Lalalar (photo). Belle manière de terminer sans regrets cette seconde soirée haute en couleurs.

Jour 3. 22h21, ça redémarre, entre Montréal et Tokyo

On commence le dernier soir au parc Expo en arrivant à la bourre, donc en ratant Folly Group. Direction le Hall 8 pour les Canadiens de Teke::Teke (photo) et leur improbable chanteuse japonaise. Un concert en forme de musique de film, épique et protéiforme, coloré, théâtral, et porteur d'une identité difficile à définir sans que ça pose le moindre problème par ailleurs. Bonne entrée en matière, donc. Et puis, dis donc : il y a de plus en plus de monde, non?

23h00, transe finlandaise en solo

C’est alors le moment d’une rencontre du 3e type comme les Trans en permettent régulièrement. En l’occurrence, l’instant extra-terrestre de la soirée est le concert de l’accordéoniste Finlandais Antti Paalanen (photo). Seul avec son accordéon, sa voix rocailleuse et sa stomp box, il réussit l’exploit d’embarquer une foule immense dans son univers fait de thèmes traditionnels et de compositions. L’ensemble est relativement simple, voire fruste, mais la puissante personnalité du bonhomme alliée à un recours décomplexé à des ficelles d’alternance de rythme et d’intensité fonctionne à bloc. On se dit que ce n'est finalement pas si difficile d’accrocher les oreilles des gens aux musiques trad, pour peu qu’on leur donne du bon boum boum pour emballer le truc. On est quand même assez loin de la profondeur de propositions comme celles de SuperParquet et Krismenn les années précédentes.

23h40, DJ Pone XXL au Hall 9

Même si on n’aura finalement pas passé beaucoup de temps dans le Hall 9, la prog très électro nous parlant assez peu, on se souvient de bons concerts les années précédentes. On y refait donc des incursions régulières, le temps de voir si la curiosité est récompensée; parfois, c’est vite vu (Ziak, Kas:st…), parfois ça fonctionne bien. Sans surprise, le show de DJ Pone marque des points. Original, référencé, soigné, efficace, le vétéran déroule sans trembler, appuyé par un light show tonitruant. C’est le moment de se poser dans les gradins, de laisser venir en regardant la foule et en se mettant à distance respectueuse du son un peu délirant qui règne en permanence dans ce hall. D’ailleurs, on s’est bien marrés un peu plus tôt quand, en le longeant, on a vu débarquer un petit groupe de jeunes visiblement bien enjaillés et l’un d’eux, entendant juste les parois du hall vibrer sous les basses, lancer à ses potes: “ah ouais, c’est bien ça ! On y va les gars ?”. La mélomanie, c’est comme la folie : on ne comprend et ne pardonne vraiment que la sienne.

00h36, drôles d’équipage et bordées improbables

Un des morceaux de bravoure de la nuit sera le concert de Tankus the Henge (photo), échevelé et lumineux, débordant d’énergie et de générosité. C’est joyeux, un brin bordélique, c’est à la fois plein de références et original, un brin classique tout en étant d’une fraîcheur des plus évidentes, bref on passe un bon moment à bord de ce grand rafiot qui semble n’aimer rien de mieux que traverser les rapides et les tempêtes. La sensation attendue ensuite, c’est Voice of Baceprot. Trois femmes en hijab qui font du metal en Indonésie, ça crée forcément curiosité et empathie, c’est presque un symbole avant d’être de la musique. Et, de fait, il y a quelque chose de fascinant à les voir reprendre Rage Against the Machine et crier “fuck you I won’t do what you tell me” quand on les sait vivre dans une société rigoriste. Pourtant, on s'autorise à ne pas tout trouver convaincant ou au niveau, mais les Trans c’est aussi ça, des formations improbables qu’on vient montrer parce qu'elles ont le mérite d’exister.

2h30, les Seventies, feu de jouvence

On avait découvert le projet Batida, bricolage électro festif d’un DJ portugais amoureux de musique africaine, il y a quelques années au festival Les 3 Éléphants. On le retrouve ici dans une nouvelle incarnation, sous la forme d’une collaboration avec un rappeur angolais pour le projet “Ikoqwe”. Avoir pris le concert en cours de route n’a pas dû aider à entrer dans le délire, mais on reste un peu à quai, sans tout comprendre au film tout en ayant l’impression d’avoir quand même affaire à un truc mûri, qui a des trucs à faire valoir en termes d’esthétiques comme de discours sur la réalité africaine contemporaine. Tant pis ! Autrement plus immédiat est le plaisir qu’on prend à assister au grand barnum 70’s que propose Komodrag & the Mounodor (photo), fusion des deux groupes bretons Komodor et Moundrag. Un enthousiasme communicatif et un amour absolu de cette époque transpirent chez ces sept jeunes gars, qui donnent autant qu’ils prennent leur pied. C’est tout sauf cliché et daté, et ça déborde de musicalité jubilatoire. Même s’il restait des noms sur notre “to hear list”, on a fini notre virée 2021 sur une belle fiesta pleine de fuzz et d’envolées de clavier.

Le bilan

Côté concerts

- La décharge électrique : Bob Vylan, digne incarnation contemporaine du punk teigneux des origines
- L’immersion hypnotique : Yann Tiersen et Guadal Tejaz, incantations puissantes et différentes prenant le temps de nous mettre hors du temps
- Les improbables convaincants : Monsieur Doumani et Antti Paalamen, qui montrent qu’on n’a pas besoin d’être nombreux pour installer une identité  
- La saveur métissée : Ladaniva et LohArano, de l’ancrage qui brasse large et juste
- La générosité débridée ; Tankus the Henge et Komodrag & the Moundor, estampilles ultra-référencées mais imparables sur scène.

Côté festival

On a aimé

- Le cashless, décidément simple et pratique
- L’évolution de l’appli, vraiment bien foutue
- L’implication dans les démarches de développement durable (notamment la limitation des supports imprimés, la distribution des surplus alimentaires, le système bien rôdé de navettes pour limiter les transports individuels (et permettre à chacun de s’hydrater comme il le veut en toute sécurité…)
- La diversité foisonnante de la programmation
- L’obstination salutaire de l’organisation, qui a su tenir bon contre vents et marées en anticipant au mieux

On a moins aimé

- Le manque de respect des précautions sanitaires par les festivaliers, difficilement imputable à l’orga mais très massive et décomplexée, une étrange forme de gratitude pour le maintien de l’événement…
- Encore et toujours les décibels à un niveau débile sur certain concerts

Conclusion

Clairement, le plaisir pris dans ces Trans Musicales tenait en partie à celui des retrouvailles mais aussi à une impression de dernières saveurs de fête avant un nouveau baisser de rideau bien plombant sur les festivités culturelles dans le pays. Malgré les annulations (y compris de toute dernière minute), le festival a tenu bon et offert une édition digne et foisonnante. 56 000 festivaliers (dont 32 000 sur les seules soirées du parc Expo) ont répondu présents et on ne saurait minimiser le fait qu’ait pu se tenir cette vitrine scénique incroyable, où beaucoup de professionnels viennent faire leurs emplettes pour les mois à venir. La planète musicale a tout pour continuer à vibrer. On lui souhaite de disposer à l’avenir d’assez d’air pour ça.

Récit : Matthieu Lebreton
Photos : Bruno Bamdé