On était à
Les Transmusicales, 40 degrés de fièvre mondiale

40 ans, ça peut être l’âge où on n’a plus rien à prouver. On trace sa route, on sait ce qu’on sait bien faire et on le fait. Qu’attendre des Trans en 2018, quand la matière même du festival relève du frisson de l’inconnu, de saliver d’avance à l’idée d’une livraison imprévisible de friandises, probablement dispensables mais si délicieuses le temps d’une rencontre? Non non, les gars, rien à craindre, rien à changer, tout est déjà là, on fait comme d’habitude et ça va rouler. Quand d’autres festivals peinent à se renouveler, les Trans dans leur nature même inscrivent chaque édition dans un foisonnement constant de choses improbables ou incroyables, avec comme seule constante de savoir aller chercher tout ça et de l’accueillir bien. Donc c’est parti pour une édition-anniversaire-et-on-s’en-fout, tout est dans le menu et on avait hâte qu’ouvrent enfin, en cette fameuse semaine de début décembre, les portes du grand restaurant des musiques affolantes.

Jour 1, 23h12, mercredi soir à l’Ubu, as usual

Comme tous les ans, on démarre tranquille avec une première soirée à l’Ubu. La programmation de cette mise en bouche en centre ville donne le ton : avec le gang de J.-L. Brossard aux manettes, la curiosité musicale ramène de l’enthousiasme à partager des quatre recoins du globe. On découvre d’abord l’anglo-pakistanaise Nabihah Iqbal, et ses compositions lentes aux tessitures étirées. Une belle personnalité, mais quand on se rend compte que l’enthousiasme qui accueille le dernier morceau tient au fait que c’est une reprise de Cure, on se dit qu’on n’a pas là une découverte encore déterminante. Long à s’installer, le duo anglais qui suit marque davantage. Sink Ya Teeth, deux femmes impliquées dans une musique trouble et dansante, portée par une voix soul pleine de tempérament. On leur accole le terme de punk funk, ça ne veut évidemment pas dire grand chose et en même temps ça véhicule une impression que leur musique ne dément pas. En tout cas, belle prestation qui donne envie d’aller écouter leur album à tête reposée.

00h47, nova materia and back

La soirée se termine ensuite avec un autre duo, franco-chilien celui-là. Nova Materia, c’est l’alchimie instinctive des matières percutées (bois, métal, pierre) avec les bidouillages électro-acoustiques, un groove enveloppant et perçant à la fois, et une implication sans faille des musiciens, à l’écoute permanente de ce qui se joue, dans l’énergie du moment. Des morceaux atypiques et frais, dont on ne sait pas toujours que penser, mais qui interpellent, qui créent quelque chose. On écourte un peu, malgré tout, parce qu’il y a boulot le lendemain et surtout ce n’est que le début d’une longue suite de découvertes à venir, tous azimuts, jusqu’à dimanche. Alors on la joue raisonnable, on regagne sa voiture et on en garde sous le pied pour les nuits à venir.

Jour 2. 21h04, premiers mezze soniques

Et, pour nous, la suite des opérations va se dérouler avant tout au parc expo. On rate forcément des choses pendant les Trans, sans même parler du off de ouf que sont les Bars en Trans. Dès 16h à l’Etage ou à l’Ubu, puis à l’Aire Libre ou dans d’autres lieux centraux ou périphériques de la capitale bretonne, ça frétille de partout, ça bouillonne. Pour ce premier soir dans les grands espaces cubiques et froids, tous les halls ne sont pas ouverts. On déboule par le hall 5, épicentre de la convivialité et de la sustentation liquide ou solide, et on se dirige vers les premiers concerts. En l’occurrence, le québecois androgyne Hubert Lenoir (photo) puis les sud-américains de Candeleros mais, trop peu de monde encore et pas une ambiance de fou, on s’escamote à la faveur d’une info selon laquelle il y a un micro concert sympa à venir hall 5, sur le stand de la Ferarock. Et on n’est pas déçus : Bafang est un duo qui va faire parler de lui, ou en tout cas qui le mérite diablement. Ces deux frangins d’origine camerounaise donnent à entendre un mélange furieux de blues rock touareg et de musique camerounaise en formation réduite au plus près du groove, guitare batterie et chant, et il ne manque rien.

22h36, Robert Finley plutôt que Disiz

De retour vers les “vraies” scènes, on va d’abord s’essayer à la sensation attendue catégorie “vétérans”, et la sensation est au rendez-vous, haut la main. Hall 3, c’est la silhouette marquée de Robert Finley qui entame un set blues rock avec d’emblée un son d’une authenticité qui parle. On craint un moment que ça s’avère un brin convenu musicalement, mais le répertoire, finalement très soul, est complètement magnifié par la voix du bonhomme. Une grande classe, dans le phrasé comme dans le timbre, digne des plus grandes figures des années 1960-70, et certainement pas sur le déclin. “Age don’t mean a thing”... ah ben carrément, là. Bonne claque. Par acquit de conscience on file au hall 8 voir Disiz la Peste, dont on s’est demandé ce qu’il foutait dans la prog des Trans. On en repart assez vite ; pas tant parce que ce n’est pas bien, le gars s’en tire pas mal. Mais comparé à Robert Finley, ça ne pèse guère : on retourne profiter de la fin du set de ce monsieur, savourer le moment pour ce qu’il est, à savoir simple et précieux.

00h43, de Pongo aux Black Pumas, fin de soirée chaloupée

La foule, à mesure que la soirée avance, commence à être plus fournie. Ceci dit, si on prend en compte le fait que tous les halls ne sont pas ouverts, l’affluence correspond à la logique de programmation du festival, à savoir un crescendo du mercredi au samedi. Ce soir, il y a moins de groupes, moins de grosses claques aussi, même si la qualité est là. On navigue ainsi de la soul bien troussée des Black Pumas (photo) au gros son électrisant de Pongo. On tente de prolonger un peu avec The YD mais, peu convaincus, on jette l’éponge pour la nuit. Et puis, parce que c’est ça aussi les Trans, on se prend à lorgner sur les belles photos de la double exposition photo des 40 ans, à discuter avec des inconnus des concerts inratables qu’on a ratés lors des éditions précédentes, de ceux où on en était, et on refait le monde une bière à la main jusqu’à beaucoup plus tard que ce qui était prévu.

Jour 3. 22h13, retour au front et élégances protéiformes

Du coup, oui, ça picotait un peu ce matin, au moment de retourner bosser. Et on ne s’étonnera guère qu’au terme d’une journée de sain labeur contribuant à la vigueur de notre belle nation, l’hésitation entre se reposer un peu avant d’y retourner et une joyeuse expédition en centre ville dès la fin d’après-midi n’ait pas duré longtemps. Tant pis pour les pépites à découvrir, parfois aussi prometteuses que celles du parc expo. Auquel on retourne, donc, et assez tôt pour voir la prestation de Pressyes (photo), qui aurait pu virer à la pop poseuse oubliée dès le lendemain mais qui se révèle, à la faveur de mélodies accrocheuses et d’une présence scénique fraîche et généreuse, un moment enthousiasmant, voire pimpant (osons les mots désuets). Autre salle, autre ambiance avec l’américain Ben Lamar Gay au hall 8. Entouré de musiciens acérés et attentifs, il donne l’impression de composer en temps réel un jazz aussi cosmopolite qu’affranchi, passant du spoken word à la musique électronique ou à un solo, sans jamais que la cohérence d’ensemble disparaisse. Le concert n’aura sans doute pas fait consensus, mais il y avait à coup sûr une certaine élégance dans tout ça.

00h15, Crâne de taureau, chant arménien et varans hollandais

La programmation des Trans comporte souvent quelques curiosités, des excentricités aguicheuses dont on se demande forcément si l’intérêt dépassera le registre du pittoresque. L’espagnol Vurro (photo), avec son projet de one-man band et son crâne de taureau, appartenait à ce genre de sensation. On est venus, on a écouté, on est repartis au bout de 20 mn. Le gars en a sous le pied, pourtant, dans son rock batterie/claviers à la Jerry Lee Lewis 2.0, et le voir dézinguer les cymbales à coups de corne en braillant a quelque chose de défoulant, mais à vrai dire, on se lasse et on opte pour une proposition radicalement différente, hall 8. En l’occurrence, on ne pourrait guère faire plus opposé avec the Naghash Ensemble, et c’est là aussi tout le charme des Trans. Chant lyrique et piano, oud, dhôl et duduk, pour un voyage dans la musique arménienne, sacrée et traditionnelle, le tout dans une approche très actuelle, ça donne un concert en apesanteur, sans gros boum boum ni clichés, un peu calme sans doute au goût de certains, mais miraculeux dans un grand barnum de cette taille. Et puis après cette belle bulle, on repasse à complètement autre chose avec les Hollandais de Komodo et leur pop-rock échevelé et festif.

01h05, l’Afrique au confluent des modernités

D’ordinaire peu adepte de la Greenzone du hall 4 et de sa programmation très techno, on aurait pu passer à côté de l’opportunité d’aller écouter Martin Meissonnier, grande figure notamment dans la popularisation des musiques du monde en France, caché derrière le pseudo amusant de Dox Martin. Occasion d’aller écouter un mélange savoureux (mais pas foufou non plus) de musiques africaines et d’électro, avant d’entrer dans le grand hall à boum boum (le 9, le plus grand et aussi celui dont le volume sonore est souvent débile de surenchère). On pourrait presque prendre l’habitude de fuir l’endroit, mais la programmation mérite parfois de passer outre. Et à cette heure, en plus du son, il y a le caractère surchargé des lieux qui joue et on finit par opter pour les gradins pour profiter du show de Muthoni Drummer Queen (photo). La chanteuse et rappeuse kenyane fait un concert irréprochable, puissant et convaincant, clairement “mainstream compatible” mais franchement bien foutu. Le truc qui peut exploser à l’international sans problème.

03h02, Underground system et the surrenders

Après un passage hall 5 pour boire quelques bières un peu meilleures que la Heineken de base, et se poser dans un endroit moins saturé de son amplifié, on retourne au front pour découvrir Underground System, où l’afrobeat à la sauce New-Yorkaise (c’est-à-dire, soyons honnêtes, quelque chose d’assez éloigné de l’afrobeat). Un recette survitaminée servie par une formation très en forme qui fait mouche, surtout à cette heure de la nuit. Belle découverte, assurément à savourer prioritairement en live. Et puis, la fatigue aidant, on se dit que les Surrenders (photo) auront droit à notre dernier jeton de curiosité du vendredi avant un sage retour à la maison. Et on ne regrette pas : super implication des musiciens (mention spéciale au chanteur), énergie communicative, son vintage blues rock et festif qui conclut idéalement cette troisième nuit.

Jour 4. 21h41, retard à l’allumage et coups d’épée dans l’eau

Bon, c’est vrai que l’habitude s’est prise de ne pas forcément se presser avant d’arriver au parc expo, surtout quand on sait que la nuit se termine vers 6h et qu’il se passe des choses en centre ville avant. Mais ça conduit parfois à rater des trucs, parce que ça commence fort assez tôt, des fois. En l’occurrence, on regrette bien de n’avoir vu que la fin du set des Italiens d’Indianizer, parce que c’était vraiment bien et qu’on aurait bien prolongé la plongée dans cet univers psychédélique plein de fuzz. Qu’à celà ne tienne, on baguenaude d’un hall à l’autre, avec pour le moment pas grand monde dans les allées (il faudra attendre minuit-une heure pour que ça devienne sévèrement populeux partout, halls affichant complet etc…). Peu convaincus par Natah Big Band et Makeness, on guette la suite parce que la soirée du samedi est souvent la plus réussie. On ne sera pas déçus.

01h19, les bonnes claques arrivent par grappe

Et ça se confirme rapidement, avec les furieux de Bodega au hall 3 (qui, ce soir, affichera un sans faute incontestable au niveau des groupes programmés). Identité bien trempée, musique proétiforme qui part dans tous les sens, c’est spontané et jouissif, c’est clairement new-yorkais. “Post punk”, vraiment ? On s’en fout, les morceaux courts s’enchaînent et on ne s’ennuie pas une minute. La sensation suivante est Arp Frique au hall 8, combo idéal de musiciens complices et sévèrement contagieux pour ce qui est du sens de la fête. Mais (et décidément les Trans on le secret de ce genre de collision improbable en termes d’ambiance), la grosse claque de la soirée vient seulement ensuite, de retour au hall 3, avec les Psychotic Monks (photo). Rythmiques concassées, déferlantes de guitares aussi rêches qu’hypnotiques, un moment de rock qui tape dans le dur, et ça fait du bien. Le tout dans une ambiance aux lumières noires et tranchant.

03h40, transes nocturnes finales

Difficile après ça de trouver quelque chose qui cogne à ce niveau. Venice club au hall 8 ? Coucouche panier, direct. C’est au hall 9 qu’on se laisse embarquer par le collectif Nihiloxica. Lumières rasantes qui balaient le public, groupe presque pas éclairé, toute la place est laissée à la musique, en l’occurrence des morceaux très longs, qui prennent le temps de faire tourner un groove très rythmique, entre percussions africaines et beats techno ou batterie, jusqu’à une transe tribale hors du temps. On pense parfois à Ozric Tentacles sans les envolées de guitare psyché, en tout cas une belle réussite. De retour au hall 3, on piaffe un peu, d’autant que le nouveau groupe de Medhi Haddab (Speed Caravan) commence en retard. Mais s’avère d’emblée très convaincant. Rock, échevelé, lourd quand il faut, Al-Qasar (photo) est enthousiasmant, enivrant, idéal. Avec à la fois une belle unité et de la place pour chacun, le meilleur de la rencontre entre le rock psychédélique lourd des 70’s et la culture orientale… Avec, en prime, une superbe reprise de Rachid Taha et le tubesque dady lolo (déjà présent au répertoire de Speed Caravan) en mode punk surspeedé. Ils nous quittent en disant “on se revoit en 2019!”, et on n’attend que ça. On aurait pu ensuite reprendre une dose d’exotisme avec les Japonais d’Ajate, mais on a décrété que la soirée était faite, là. Rideau.

 

Le bilan

Côté concert :

Le set brutal qui fait du bien

The Psychotic Monks, des Français à revoir très vite.

Le festif dansant imparable

Arp Frique et Underground System, incomparables pour déclencher du déhanché nonchalant

Le vétéran qui met minable les petits jeunes

Robert Finley, rayonnant et soulman classieux

L’imminente explosion dans les festivals

Muthoni Drummer Queen, clairement taillée pour les gros shows.

Le moment suspendu dans une bulle

The Naghash Ensemble, le lyrique aux Trans est un pari qui paie (mais, en même temps, si on met du duduk dans la négociation…)

La transe tribale

Nihiloxica, fusion ougando-britannique hors du temps

 

Côté festival

On a aimé :

  • Le système Cashless, simple et pratique décidément

  • l’organisation bien rodée et sans fausse note

  • Une offre de restauration et boissons qui reste accessible et diversifiée

  • Une programmation toujours improbable et bien foutue, inclassable et jouissive

  • Les navettes vers le centre ville jusqu’au petit matin, qui en plus soulagent considérablement le parking du parc Expo

On a moins aimé :

  • L’absence de déco des halls, en dehors du hall 5 : tout est focalisé sur la scène, le reste est froid et fonctionnel, décidément

  • le volume sonore toujours totalement délirant dans le hall 9 à certains moments (et ce n’est pas la première année qu’on le dit et qu’on l’entend…)

 

Conclusion

L’année dernière avait été très bien mais sans vraies claques. Cette année c’est un peu pareil avec quand même de très belles découvertes, qu’on a envie de réécouter tranquillement ou de revoir sur scène. Comme d’habitude, nul doute que les programmateurs de festivals sont venus faire leur marché sur ce qu’ils savent être une vitrine unique de ce qui se fait d’original, barré ou tout simplement bon dans tous les recoins de la planète. Gageons donc sans trop prendre de risques qu’on reverra un certain nombre de noms à l’affiche dans les mois et les années qui viennent.

Récit de : Matthieu Lebreton
Photos : Bruno Bamdé