On était à
Les Transmusicales, pas près d’entrer en quarantaine

C’est devenu un rituel chargé d’affect, un vrai pèlerinage :  39 ans que des générations de jeunes et de moins jeunes se forgent une culture musicale ouverte et avide de découvertes sur les terres bretonnes. Autant d’ingrédients que la nouvelle édition du festival rennais n’allait sûrement pas oublier de jeter généreusement dans le chaudron, avec un succès que ni froid ni pluie n’auront altéré.

Jour 1. Mercredi 6 décembre. 20h31, entrée en matière ubuesque

On ouvre cette année les hostilités dès le mercredi soir, à l’Ubu. Salle mythique du paysage musical rennais, on se surprend à chaque fois à retrouver la configuration improbable des lieux, et énormément de souvenirs scéniques incroyables. Ce soir, ça démarre avec un groupe assez improbable lui aussi, perché et accrocheur. Superorganism (photo) délivre une pop sucrée et groovy, pleine de candeur et d’enthousiasme, mais pas sans nuages pour autant. Impossible de dire si ce sera une friandise sans lendemain ou un groupe qui développera une identité à suivre. Bienvenue aux Trans, quoi. Gros contraste avec le trio qui suit, les Husky Loops. Un set lourd et énergique, teigneux, crunch, avec de l’espace et du relief pour chaque musicien. On n’est pas par terre, mais après tout, c’est l’échauffement.

00h22, Janka Nabay pour célébrer le début de la fête

Le temps de se frayer un chemin jusqu’au bar, ça discute déjà tous azimuts des trucs à ne pas rater cette année. Chacun fait son marché, et comme d’habitude il y en a pour tous les goûts, y compris les plus contradictoires ou a priori inconciliables. Fin de soirée à l’africaine avec le beau concert de Janka Nabay, le sierraléonais émigré aux Etats-Unis qui revisite la musique traditionnelle de son pays. C’est beau, dansant et idéal pour terminer cette première soirée avant de quitter les lieux sous, déjà, une pluie manifestement bien déterminée à planter le campement jusqu’à la fin de la semaine, elle aussi.

Jour 2. Jeudi 7 décembre. 18h30, fin d’aprèm avec les concerts de l’Etage

Se plonger dans la programmation des Trans, c’est nécessairement faire à un moment donné le point sur tout ce qu’on va rater. Création à l’Aire Libre, concerts de l’Ubu, aux Champs Libres, et le festival Bars en Trans en parallèle. A moins d’avoir le don d’ubiquité, c’est tout simplement impossible d’être toujours là où il se passe un truc intéressant. On se fait une raison et on choisit comme on peut. Les concerts de l’Etage, en fin d’après midi, sont gratuits et pas discount le moins du monde. Tous les jours on y découvre des formations dans des styles très divers, comme Tchaïd (photo), équilibre fou et enivrant entre chant traditionnel breton et électro inventive.

22h16, chaleur intérieure

Mais le gros de la prog se dévoile quand même au parc Expo. On y arrive chaque soir assez tard cette année, par obligation autant que par expérience. On y retrouve les fondamentaux du festival : une organisation impeccable, une offre de nourriture variée et accessible, et une ambiance très particulière, entre froideur des grands halls entre lesquels circulent les gens, consommant parfois un bout de chaque concert, et enthousiasme tranquille à la rencontre de vraies découvertes excitantes. Plongeon dans le mystère hyper stimulant, aussi, avec des artistes qui pour la plupart sont complètement inconnus au bataillon. C’est le cas avec Tanika Charles, premier beau moment de la soirée. Belle présence, groove soul bien foutu, on est bien.

00h24, Krismenn happe dans l’obscurité

Après un détour par la fièvre hystérique suscitée hall 8 par le concert de Columbine, un des rares groupes déjà connus et très attendu notamment par un public très jeune, on se prend les pieds dans le tapis avec Modestamente, avant un retour dans le plus grand hall ce soir pour la venue de Krismenn. Là, c’est dense, fort, entre ombres profondes et lumières cinglantes, porté par une langue bretonne qui claque et une présence, une implication du trio qui ne connaît aucune faille. Allez, ayé, on se l’est prise, la première bonne claque. N’empêche, c’est quand même con de faire venir des musiciens de l’autre bout du monde quand on trouve ce genre de trucs dans le Kreizh Breizh. On termine cette deuxième soirée avec le collectif Lakuta et son groove festif, foisonnant, histoire de repartir avec un sourire ensoleillé face à une nuit glacée en se disant que non, ça ne va pas être dur d’aller bosser le lendemain matin.

Jour 3. Vendredi 8 décembre. 23h13, transes protéiformes

Bon, les premières bonnes vibes du vendredi soir viendront aussi de musiques ancrées dans des traditions, on ne se refait pas. D’abord avec le japonais Oki Kano, qu’on n’espérait pas voir un jour en concert, et dont la formule dub n’aura pas réussi à étouffer le charme pénétrant des cordes de son tonkori. Ensuite Gili Yalo, premier concert au hall 9 qui ouvre ce soir, dont on retiendra essentiellement l’éthio groove toujours bienvenu pour chalouper sa nuit, entre envolées de cuivres gras et suaves et rythmes concassés qui vous agrippent les hanches. Enfin, l’efficacité implacable de la musique dansante des Turcs d’Altin Gün, rock psychédélique 70’s mâtiné de disco.

00h25, les marteaux de Thor

Il y a déjà plus de monde que la veille à arpenter les halls du parc Expo. On sent comme chaque année cette montée en puissance, ça commence à fourmiller partout, à baguenauder d’un hall à l’autre, le plus compliqué à rendre festif restant le hall 4 où, hormis la Greenroom, avec sa nouvelle configuration bien conçue qui rompt avec l’habitude de la scène centrale dans un espace circulaire, ça demeure surtout un lieu de passage sans aucune âme ni personnalité. Respect aux serveurs qui ont officié dans les bars de ce hall tout le week-end. Pour l’heure, c’est à nouveau hall 8 que ça se passe, avec le set de Thor & friends. Inclassable, immersif, suspendu, un moment comme on n’en imaginerait dans aucun autre grand festival.

00h35, pause hall 5 pour le ventre et les oreilles

Un festival ne se vit jamais en faisant abstraction du boire et du manger, a fortiori quand on va se nicher dans un environnement de zone industrielle battu par le vent et la pluie jusqu’au petit matin. Parce que là, niveau météo, on est quand même gâtés, hein. Déçus par House Gospel Choir, on erre dans les flaques en se les pelant sévère. Là, il faut du chaud et du cosy, entre deux bombardements soniques. De la barquette de frites à 2,5€ au menu complet concocté par un chef étoilé à 15€, en passant par les huitres, les burgers vegans et les fish&chips, c’est vraiment pas du foutage de gueule. Niveau boisson, hormis les fontaines à eau (un comble vu la météo au dehors), on a droit à de la Heineken à 3€ partout, mais au hall 5 du vin bio à une plus vaste carte de bières, cidre ou champagne, on a là aussi matière à trouver à son goût. L’espace de ce hall est pour le coup vraiment aménagé et chaleureux, et c’est d’ailleurs là qu’on vit le plus volontiers la convivialité d’un festival, loin du gros son.

02h02, les dames enflamment la scène

Ceci dit, on n’est pas venus pour vendre des cravates. Une fois la panse repue et les oreilles reposées, on retourne bouffer du son et de l’énergie comme des ogres. Hall 3, ce sont les japonaises d’Oreskaband (photo) qui prennent le public d’assaut, avec leur ska un peu propre mais survitaminé et généreux. Pas convaincus plus que ça par Saro, on atterrit avec bonheur devant Tank and the Bangas, emmenés par une chanteuse incroyable d’expressivité, de facétie et de maîtrise nonchalante. Un peu trop jazzy par moments pour l’ambiance, mais terriblement bien troussé et porté par une jovialité qui fait plaisir à voir et à entendre. Douchés par les Flamingods et un peu fatigués, on renonce ensuite au pourtant prometteur concert des Too Many T’s pour regagner des lits à la chaleur douillette devenue quelque peu fantasmatique.

Jour 4. Samedi 9 décembre. 22h41, maraudages de début de soirée en terres étranges

Bon, c’est le week-end mais y a pas, on baigne toujours dans un froid terrible et une humidité pénétrante, alors il faut en vouloir pour retourner arpenter les grands halls métalliques une troisième soirée d’affilée. Et, de fait, le monde met un peu de temps à débarquer, pour se concentrer beaucoup dans le hall 5 dans un premier temps. Pour notre part, on découvre le funk hip-hopesque de Dynamic Blockbuster, puis l’étrange performance habitée de Daniel Wakeford, avant de se plonger dans le minimalisme tribal et puissant des Snapped Ankles (photo) et leurs tenues aussi bricolées que leurs instruments. Weird and groovy, la soirée commence bien.

01h19, zeal & ardor, hybride gagnant

Au milieu de tout ça, une bonne surprise avant une vraie déception. Les Suisses de Zeal & Ardor envoient une formule ultra puissante empruntant au répertoire gospel et aux feux du métal, avec cohérence et une belle présence vocale. Une tendance à un peu trop superposer les deux ingrédients plutôt que de les fusionner, des structures un peu répétitives d’un morceau à l’autre, mais quand même, il y a des trucs qui fonctionnent méchamment là dedans. Bon, après ça, virée par le hall 9 archibondé devant le show lisse et creux de Confidence Man, qui ne parvient pas à compenser par une débauche de danse sa pauvreté musicale et le trop de playback. Mais ça balance grave, donc ça danse, donc ça plait. Next.

04h40, on enfonce le clou en fin de soirée

Hall 8, on se réconcilie avec le gros son grâce à Tshegue, belle voix servie par des musiciens très affutés et bien rentre dedans. On campe définitivement au hall 8 (et du coup, malheur, on rate les Viagra Boys) pour le set electro transe d’Hello Psychaleppo, puis les trois gars de Moon Hooch (photo), présentés comme dans la lignée de sensations des années précédentes comme Too Many Zooz et Lucky Chops, donc très attendus et qui n’ont pas déçu. Ceci étant dit, on est déjà un peu dimanche et le froid s’est allié à la fatigue accumulée : bon d’accord, on rentre.

Jour 5. Dimanche 10 décembre. 21h59, retour à l’ubu dans les arbres

En ce dernier soir, on est surpris de voir combien l’Ubu est très tôt archi plein. En fait, les gens sont depuis cinq jours en immersion et cette ultime louchée de son défricheur est comme une redescente progressive. Un peu décalqué mais toujours dans l’excitation d’une telle densité de découvertes, chacun y va de son bilan, de ses coups de coeur ; on ne tombe pas toujours d’accord mais autour d’un verre on fait comme si, parce que la vérité, c’est que les Trans, ça reste les Trans, un embrasement momentané et ultra concentré qui donne joyeusement le tournis, et que n’offre aucun autre festival. On partage une culture de la curiosité plus que des goûts, à vrai dire. Niveau concerts, ce sont les Anglais qui ouvrent le bal avec d’abord A House In Trees, bien perché et bien à l’ouest, puis Eight Rounds Rapid (photo), rock cockney bien énervé mais dont l’énergie est tassée notamment par le peu de voix du chanteur et des arrangements où rien ne perce jamais vraiment.

01h40, fin de chantier survoltée

Disons que quand on a passé une semaine à en prendre plein les esgourdes, on est à la fois fatigué et exigeant, ce qui produit un combo potentiellement pénible. Mais tout de même, ces soirées de l’ubu cette année ne sont pas renversantes, quand d’autres éditions nous avaient, par exemple, foutu Shamir ou Alsarah and the Nubatones dans la figure. Et puis il y a l’alien angolais, Diron Animal, qui débarque et crame tout. Tenues comment dire, bariolées, attitude et énergie à l’avenant, plongeons dans le public et bouillonnements permanents pour le faire bouger, sauter, sourire, danser, le dimanche soir se réveille et clôture de la plus réjouissante des façons cette édition foisonnante et imprévisible.

Le bilan

Côté concert 

La séduction sombre et intense
Krismenn, ou comment se réconcilier avec le rap en breton

Le festif dansant imparable
Altin Gün, fièvre turque sinueuse et irrépressible, et Diron Animal en plus frontal

L’hybride improbable
Zeal & Ardor, la puissance suisse telle qu’on ne l’attendait plus depuis les Young Gods

Le moment suspendu dans une bulle
Thor & friends (si on m’avait dit que je tripperais sur du vibraphone…)

La transe tribale
Oki dub Ainu band, tripes en avant et sourire offert, et Snapped Ankles, des Wookies sous acide

Côté festival

On a aimé :
- Le système Cashless, simple et pratique décidément
- L’organisation bien rodée et sans fausse note
- Une offre de restauration et boissons qui reste accessible et diversifiée
- Une programmation toujours imprévisible et foisonnante, unique en son genre
- Les navettes vers le centre ville jusqu’au petit matin, qui en plus soulagent considérablement le parking du parc Expo

On a moins aimé :
- Le côté froid (rien à voir avec le climat) des halls, pas assez aménagés hormis le hall 5
- Le délire dans le volume sonore notamment dans les halls 8 et 9 à certains moments
- La frustration toujours énorme de rater des concerts tout le temps, en journée, sur certains sites…

Conclusion

Le cru 2017 sera mitigé pour nous : de très belles choses mais peu de vraies claques. Avec les Trans, on en vient à être très exigeant même sans avoir tout vu. L’invitation à la curiosité est toujours ancrée dans l’ADN de ce festival, qui arrive à convaincre un public jeune sans tête d’affiche. Prêt pour la quarantième ? Nous, on y sera.

Un récit de Matthieu Lebreton
Photos de Bruno Bamdé