Il est des institutions qui pourraient vivre sur leurs fondamentaux, une identité confortablement inscrite dans le paysage culturel local, et qui pourtant ont à coeur d’évoluer et de faire vivre cette identité selon des modalités nouvelles, ouvertes et stimulantes. C’est le cas du festival de Kleg, qui opère depuis deux ans une mue importante. Inscrit depuis l’origine dans le cadre des musiques traditionnelles, bretonnes et du monde, il compose désormais un visage hybride où les musiques dites “actuelles” se font une place bienvenue et cohérente. Une initiative à soutenir qu’il fallait aller voir de plus près.
Jour 1. 18h15, du très bon devant personne
Kleg, c’est Cléguerec, une commune du Kreiz Breizh, cette Bretagne centrale loin des côtes et des grandes villes où ils se passe plein de choses, notamment via les réseaux culturels associatifs. Et c’est l’association En Arwen, créé par les jeunes du secteur, qui porte le festival de Kleg, parmi d’autres événements au cours de l’année. Historiquement ancré dans la musique traditionnelle bretonne, essentiellement à danser, ce rendez-vous annuel était donc jusqu’à présent avant tout un gigantesque fest-noz où se produisaient les grosses pointures et les projets novateurs de cette scène musicale bouillonnante. Plutôt qu’un complexe par rapport aux “vrais” festivals qui jalonnent la cartographie et l’agenda breton, le virage entamé l’année dernière a davantage pour objectif de faire se côtoyer deux publics qui se fréquentent d’ordinaire trop peu et de montrer que tout ça peut donner un ensemble enthousiasmant. D’où une affiche pléthorique, sur trois jours, sur deux scènes. Et ça démarre tôt pour finir tard : de 18h (parfois avant) à 3 ou 4 h du matin. En arrivant sur le site, on se pose d’ailleurs rapidement une question qui se répètera chaque jour. La programmation d’artistes d’une grande qualité dès 18h les fait se produire devant quasiment personne. Ce qui est dommage et frustrant pour eux, en plus de peser sur un budget global du festival déjà fragile. En tout cas, les quelques personnes déjà sur site en fin d’après-midi ce samedi ont pu se régaler des prestations notamment du contrebassiste Adam Ben Ezra et de la rencontre entre le groupe Spontus et Manu Sabaté.
19h20, déambulation ensoleillée
Puisqu’on est là pour trois jours, on trouve le temps de prendre ses marques et d’arpenter le site pour en découvrir la disposition. Sous un joli soleil lui aussi installé pour le week-end, on explore ainsi un espace articulé autour des deux scènes (un grand chapiteau et la salle des sports, centre historique du festival), dotées chacune d’une buvette, avec au milieu des aires de chill out (canapés moelleux et fauteuils de bric et de broc composant une ambiance sympa) et un spot restauration. On apprécie ici l’exigence avec laquelle tout ça a été conçu, à savoir à la fois le souci de tarifs abordables et l’envie d’une offre de qualité. Ainsi, on avait pour la boisson le choix entre une bière blonde de base à 2€ dans la grande salle et un sacré paquet de bières locales (3 à 4€ le demi) ou spécifiques (de la Levrett cherry par exemple…) et de vins. Pour la bouffe, c’était simple et bon, entre les frites saucisse et les galettes de blé noir ou de froment et même du rougail saucisse, le tout entre 2 et 4€, servis jusqu’à pas d’heure par de nombreux bénévoles souriants et disponibles. Y a pas à dire, quand une asso est vivante et a envie de faire des choses, ça se sent. Un site resserré, donc en bordure du terrain de foot (et du camping du festival), joliment décoré au service d’une culture populaire et festive.
21h53, début des affaires sérieuses
Devant tant d’efforts pour proposer un festival chouette, on craignait que le monde ne soit pas au rendez-vous, mais au bout d’un moment, ça y est, les gens ont dû rentrer de la plage ou sortir de table, en tout cas il y avait du monde un peu partout. Et c’est l’occasion de voir que la programmation pariant sur le mélange de musiques festives fonctionne bien, entre fest-noz survitaminé (duo Le Bour-Bodros, trio Barou-Conq-Noguet et les groupes Darhaou et Titom) et concerts énergiques et plus grand public (Jabberwocky ou Le Ptit Son, dans deux styles différents). On sent que le public de danseurs cherche un peu ses marques et s’intéresse encore trop peu à ce qui est proposé par ailleurs, que le public familial et/ou jeune venu pour les concerts de “musique actuelle” reste un peu en marge du cercle de danse, mais chacun a l’occasion de découvrir des choses intéressantes et accessibles, de se faire un avis… L’ambiance est bonne, ouverte, tranquille. Le son pas toujours formidable et souvent trop fort, le sol pour danser pas idéal, mais l’important est ailleurs. Il se passe quelque chose de précieux dans la cohabitation et la partage, et ça marche bien, dans une société de plus en plus segmentée et communautarisée sur le plan culturel.
01h32, Krismenn et Alem mettent le feu
Parfait exemple de cet horizon sans oeillères que peut être “l’ici et maintenant” d’une culture régionale en prise avec son époque, le féroce duo complice que composent Krismenn et Alem écume les scènes d’un peu partout depuis quelques années maintenant, enflammant notamment les Vieilles Charrues il y a peu. Chanteur bretonnant formé au kan ha diskan et rappeur inventif programmé aux dernières transmusicales pour le premier, champion du monde beatboxing pour le second, ensemble ils bastonnent un truc inclassable et hallucinant de technique, d’énergie et d’originalité, composite, musical surtout. Une illustration idéale de l’approche du “Kleg nevez” qui fonctionne à fond sous le chapiteau de la scène Souken. On restera ensuite pour les danses groovy de Waf*, avec un gros son et des mélodies qui font mouche. Et puis bon, da gousket, après un petit détour par le set de Samifati pour un set teinté d’électro éclectique, comme ce sera souvent le cas en fin de soirée ici.
Jour 2. 19h50, Nevolen mène la danse
Arrivés sur site un peu plus tard que la veille, on file directement à la scène Riboul pour voir la première du quintet Nevolen, qui se révèle une bien belle entrée en matière. La formation toute neuve a su échapper au piège du duo (en l’occurrence l’accordéoniste Stevan Vincendeau et le vielleux Willy Pichard) qui devient un non-groupe par adjonction de musiciens pour augmenter la puissance de feu. On a là un projet qui fonctionne d’emblée de manière cohérente et efficace. La suite ne fait pas descendre en pression puisqu’un autre quintet, sévèrement expérimenté celui-là, prend le relais. Avec Hamon Martin Quintet, on danse sur du velours impérial. On constate aussi avec plaisir qu’il y a, en ce dimanche soir qui débute, du monde plus tôt que la veille.
21h48, Apes O’Clock, singes dans l'arène
Sous le chapiteau aussi, ça groove grave. Le temps d’attraper une bière, on va s’y perdre un peu. Après le duo blues rock Blue Butter Pot, ce sont les sauvages cuivrés d’Apes O’Clock qui déboulent, et ça patate gras! Bonne découverte, et ça fait mouche auprès du public. On constate à quel point la programmation festive a été bien pensée, la complémentarité entre les scènes fonctionne bien. Ici, en tout cas, ça saute partout, et la buvette tourne à bloc. On y découvre, outre la carte garnie déjà décrite, une déco chaleureuse, tout un tas d’expressions drôles autour de la boisson affichées partout, et on peut même y jouer pour gagner des coups gratuits (ramener le doudou lapin mascotte du festival, prétendument perdu quelque part sur le site, ou… se faire raser la barbe en échange d’une pinte). Ajoutez à ça, devant les scènes, à la buvette ou dans les espaces de circulation entre les deux, des passages réguliers mais chaque fois inopinés de fanfares débridées comme Ooz Band ou Sérot-Janvier et la Groove Compagnie, et on ne risque pas de s’ennuyer..
23h25, La Yegros fait rouler hanches et bassins
La sensation attendue de la soirée est évidemment La Yegros, et la formation ne déçoit pas. Festif, généreux, le groupe déploie un répertoire sud-américain qui fait danser et emmène vers des paysages musicaux bien différents sans donner dans la facilité racoleuse. Beaucoup de monde devant la grande scène en ce coeur de soirée, et un public mélangé qui cohabite sans se poser de questions. Et pour les irréductibles danseurs breizhous rétifs aux rythmes latinos, il y a toujours moyen de se rabattre sur la scène Souken où se succèdent le duo Talec-Noguet et le groupe Kentan.
02h10, Hiks avant High Tone, fin de soirée hybride
Sur la “grosse” scène, cependant, la fin de soirée s’annonce dans une continuité qui démontre à quel point fonctionne ce pari fait par les organisateurs de mêler deux cultures de la fête par la musique qui se côtoient trop peu. D’abord Hiks, mélange de rock dub électro et trad breton à danser offre une transition impeccable entre La Yegros et les vétérans de High Tone. Dans les deux cas, gros son englobant et transe garanties. Un son vraiment pas terrible pour Hiks cependant, dommage pour un groupe qui se fait par ailleurs trop rare. Reste que ce dimanche soir se termine dans un tout fluide avec ces deux derniers groupes. On a là deux approches qui peuvent cohabiter, sans contraste raté, parce que ce sont deux manières pertinentes de s’emparer d’une identité et de se l’approprier dans une incarnation pleinement contemporaine.
Jour 3. 18h53, duo complice de cordes affûtées
En ce troisième et dernier jour, on débarque dès 18h. Le temps de se reprendre un petit coup de fanfare, une barquette de frites et la mousse qui va bien avec, on se cale tranquille sous le chapiteau pour découvrir la première de deux bretteurs émérites de la 6 cordes en accord ouvert, en l’occurrence “king” Soïg Sibéril et Erwan Moal. Deux générations, deux approches qui auraient pu fonctionner sur des énergies différentes et qui trouvent là un bel espace commun, avec une complicité manifeste qui ne demande qu’à se cultiver à l’avenir. Apéro dansé idéal pour ce lundi ensoleillé, donc.
20h15, retrouvailles avec Ti Lyannaj
Le festival de Kleg a déjà une belle histoire et une longue liste de rencontres mémorables entre musiciens des quatre coins du monde. De certaines sont nées des amitiés durables et, au rang de celles-là, on comptera indubitablement le projet Lyannaj. Dialogue musical et humain entre la Bretagne et la Guadeloupe initié il y a plus de 20 ans, le groupe métissé a connu plusieurs déclinaisons différentes et se reforme quand les circonstances le permettent. Ce sont donc des retrouvailles savoureuses qui ont eu lieu ce soir, dans une formation encore un peu différente de celle découverte par exemple il y a quelques années au Festival du Bout du Monde. Un plaisir évident et spontané entre les musiciens, partagé avec le public, et de part et d’autres des sourires qui ne mentent pas. Un beau moment. Après ça, on a oscillé entre le rock vintage et débridé des madcaps et le gros son du Nâtah Big Band avant d’aller profiter des canapés et de discussions nocturnes à la lueur des lampions.
23h43, Breizh City
Le rendez-vous impératif de la soirée était clairement new-yorkais. Il y avait d’ailleurs une excitation palpable dans le public massé patiemment devant la scène pendant l’installation des Too Many Zooz. Déjà venus plusieurs fois en Bretagne, ils avaient laissé des souvenirs embrasés dans les mémoires et beaucoup ne voulaient pas rater ce moment. Force est de constater qu’une fois encore, embrasement il y a eu. Leur groove inarrêtable, leur sens de la mise en tension, leur art d’exciter par un faux minimalisme et un savoir faire implacable en matière de relance, tout cela a semé une fièvre terrible et une autre sorte de transe bretonne. Même si ce n’était peut-être pas leur prestation la plus sauvage parmi celles auxquelles on a assisté, leur venue à Kleg marquera à coup sûr cette édition et la mémoire des festivaliers.
01h27, deux options pour les transes nocturnes
Bon, à ce stade des hostilités nocturnes, on peut dire que la soirée était faite, mais Kleg en avait encore sous le pied pour prolonger le plaisir. Conforme à son choix bifide, le festival proposait deux salles, deux ambiances. On a pu ainsi naviguer entre le fest-noz qui dépote, bien rêche et rentre-dedans, des bien nommés Startijenn (“énergie” en breton) et l’électro-brass du Bonk, histoire de cramer dans la danse et les cris les dernières forces d’un week-end pour le moins réussi.
Le bilan
Côté concert
Les découvertes
Nevolen et Apes O’Clock, deux identités complètement différentes à l’image du festival dans son ensemble.
Le groove imparable
La Yegros, et, bien sûr, les tarés de Too Many Zooz
Le gros son fest-noz d’ici et maintenant
en vrac parce qu’on ne peut pas choisir, Le Bour-Bodros Quintet, Waf*, Hamon-Martin Quintet et Startijenn.
La grosse claque hybride
Krismenn et Alem, aussi inclassables qu’impressionnants.
Les retrouvailles qui font tellement plaisir
Ti Lyannaj, complicité et plaisir intacts
Le coup de coeur
le duo Soïg Sibéril/Erwan Moal, qui promet déjà beaucoup
Côté festival
On a aimé :
- la programmation audacieuse et bien foutue, équilibre difficile mais pleinement réussi entre deux approches avec comme point de rencontre le caractère festif des musiques ;
- l’aménagement du site, convivial et bien pensé en termes d’occupation et de circulation;
- la diversité des publics touchés, et la cohabitation en devenir qui s’y est développée
- la disponibilité et la gentillesse des bénévoles
- l’effort fait sur les tarifs, aussi bien pour le festival en lui-même que pour les consommations (boissons et nourriture), sans rogner sur la qualité de l’offre.
On a moins aimé :
- le côté parfois approximatif des horaires de passage (le retard c’est jamais grave, mais faire débuter un groupe une demi-heure avant l’horaire annoncé...ça fait des déçus)
- le choix de faire commencer si tôt qui fait se produire des artistes devant personne ou presque
- le sol pour danser dans les deux espaces, à améliorer pour l’an prochain
Infos pratiques
Prix de la bière
De 2€ à 4€ le demi, de la blonde de base à une jolie palette de spécialités, locales ou pas
Prix de la nourriture
De 2€ à 4€ (frites, saucisses, galettes saucisse, galettes et crêpes g arnies, rougail saucisse/riz...)
Prix du festival
16€ la soirée, 39€ pass 3 jours
Conclusion
Comme tout animal en mue, Kleg se cherche une peau durable qui lui va bien. Des choses restent à travailler pour atteindre le niveau d’un festival d’ambition raisonnable, mais devant la qualité et la cohérence de la programmation, les efforts tarifaires et festifs pour garder à cet événement son caractère populaire et accessible, la réussite dans le pari d’ouverture des publics à de nouveaux horizons, devant enfin le bel entrain d’une association qui fait vivre le pays d’une aussi belle manière, on ne peut que soutenir l’événement, et lui souhaiter de se consolider, durablement, dans le paysage printanier des festivals bretons. Merci En Arwen!