On était à
Jazz Sous Les Pommiers : silence, ça pousse !

A Coutances dans la Manche, en territoire rural, le festival récolte les fruits d’une mise en culture de plus de trente ans. En mélangeant les semences - jazz facile d’accès, jazz plus rare, musiques cousines - Coutances passe de 9.000 habitants à 80.000 visiteurs dont 37.000 festivaliers payants, venus de Caen, Rennes, Cherbourg et bien au-delà. A notre tour on est partie découvrir comment la ville festoie de midi à 3 heures du matin tout une semaine. On vous raconte notre 37ème édition de Jazz Sous Les Pommiers.

Jour 1. Lundi 7 mai. 14h30, la cuvée de cidre

La cuvée de cidre fermier Cotentin AOC, cuvée spéciale Jazz Sous Les Pommiers (photo) placée en tête de gondole : pas de doute, on est bien arrivée en Normandie. Pour notre journée de repérage des lieux, on ne se la joue pas locale, préférant le bobun d’un des foodtrucks du village du festival aux huîtres du Cotentin et aux spécialités normandes comme le brasillé caramel beurre salé ou la teurgoule. Tous les lieux du festival se concentrent dans un quartier fermé à la circulation où l’offre de nourriture et de boissons, façon fête foraine, est très variée. C’est la soirée la plus calme du festival, les concerts ne commencent qu’assez tard. On a donc le temps de s’allonger au soleil dans le jardin de nos hôtes dont toutes les chambres sont prises d’assaut par des festivaliers : un couple de Bretagne, un couple de Rouen et Leslie et Regina un couple de Néerlandais qui parcourt le monde pour les festivals de jazz. “L’année dernière, on accueillait trois bénévoles du festival par chambre, c’était un joyeux bordel” sourit notre hôte qui nous débriefe la journée de la veille : le dimanche est traditionnellement consacré aux fanfares et c’est Gallowstreet, un brass band survolté de jeunes néerlandais dans la veine de Jungle By Night, qui l’a marqué. Il a bon goût, notre hôte.

20h30, le mur de l’espoir

Dès 19h la file d’attente se forme devant la Salle Marcel Hélie pour un concert qui débute à 20h30. Tous les concerts sont complets alors un mur de post-its (photo) rassemble les recherches de places, version à l’ancienne pour ceux qui n’utilisent pas le mur facebook de l’évènement. Dans la salle de 1.400 personnes la température est aussi élevée qu’à l’extérieur. La langue déliée par les pichets de vin rouge que l’on s’est accordé avant d’entrer, on bavarde avec notre voisin originaire de Bourgogne. Il vient chaque année au festival depuis 17 ans, en camping avec ses deux ados : “l’aîné était dans le ventre de sa mère la première année et tous les deux se sont mis à étudier un instrument.” La classe, ça. Sur scène Stacey Kent fait du Stacey Kent avec son mari René - pardon, Jim Tomlinson, à la flûte. De sa voix sucrée, elle alterne ballades et bossa nova. “Ne me quitte pas” devient “If you go away” et elle finit en français avec “Jardin d’hiver” de Henri Salvador. On quitte notre voisin de gradin en lui demandant s’il a aimé : “Pas du tout, c’est trop lisse !” Il est décidément de bon goût, ce voisin. 22h40, direction le Magic Mirrors pour poursuivre avec une autre chanteuse Robin McKelle. Dans cet espace plus petit de 350 places, on retrouve plus facilement Gégé, un des fondateurs et figure du festival que l’on croise dans de nombreux concerts parisiens où il chine les futurs artistes programmés à Coutances. Robin McKelle a une chouette voix de contralto mais quand elle cède à la facilité avec “Y-a-t-il des choristes dans la salle?” puis “Il est mort le soleil”, on comprend que ça ne le fera pas. Pas de déception, on sait que l’on se rattrapera musicalement demain.

Jour 2. Mardi 8 mai. 12h30, d’une angélique à une mouette

Dès midi devant une assemblée sagement assise au Magic Mirrors (photo), la rondeur du son du groupe de Eric Séva réconforte nos oreilles. Tant pis si on a dû troquer le débardeur qui suffisait encore à minuit contre pull et blouson après la brutale chute de températures. Le projet Body and Blues du saxophoniste, hommage à la musique afro-américaine, entre soul-jazz et blues, nous convainc par sa cohérence, sa maîtrise. Parmi leurs morceaux on se souviendra de Jolie Marie Angélique interprété par le touchant chanteur Michael Robinson, inspiré par l’histoire d’une jeune esclave noire brûlée vive au 18ème siècle. A 15h00 c’est un public très senior qui remplit la Salle Marcel Hélie pour enchainer encore deux heures et demie de concert. D’abord le trio guitare contrebasse accordéon de Ludovic Beier et ses reprises swing jazz manouche. Puis le trio Mare Nostrum composé du trompettiste italien Paolo Fresu, du pianiste suédois Jan Lungren et de l’accordéoniste Richard Galliano. Leur jeu élégant, leurs morceaux mélodieux et nostalgiques, remportent l’acclamation d’un public ultra enthousiaste. Notre composition préférée est The Seagull (la mouette), tout en retenue à la trompette bouchée et à l’harmonica. Toutefois aucune ne nous transperce le coeur.

18h00, Raphaël Imbert fait l’unanimité

Les concerts s'enchaînent. Direction le Théâtre Municipal de 600 places où l’on a quelques minutes pour échanger avec nos voisins, cinq rennais venus en voiture aller-retour sur la journée pour le même marathon de concerts que nous. Boom ! Avec Didn’t my Lord deliver Daniel, un negro-spiritual envoyé à pleine puissance, Raphaël Imbert et ses six musiciens nous cueillent dès les premières notes. On se prend en pleine face leur rythm’n’blues bien tellurique. Les guitares de Pierre Durand et Thomas Weirich chantent littéralement la douleur. La voix de Marion Rampal nous colle la chair de poule du début à la fin. Enfin un premier concert qui nous touche droit au coeur et qui déclenche des sifflets d’admiration du public. Avec auto-dérision sur sa propre volubilité, Raphaël Imbert explique qui fut le militant noir américain antifasciste, communiste dans les années 1930, qui lui inspira ce projet Music is My Hope. La générosité du groupe et l’orgie rythmique lorsque la batteuse invitée Anne Paceo rejoint le batteur Jean-Luc Di Fraya agissent comme un shot énergétique. Le groupe termine acclamé debout (photo).

20h30, coup de foudre pour le bluesman

Retour à la Salle Marcel Hélie (photo), qui est en fait une salle de sport sans aucun charme extérieur mais traitée acoustiquement avec des voiles pour piéger les réverbérations. On compte 13 rangées en fosse, séparées de 18 autres rangées en gradins par la régie. Le sous-sol est aménagé en immense cantine pour les 240 bénévoles et les techniciens. Une bénévole “professionnelle” habituée du bénévolat à Jazz in Marciac nous explique que les équipes reçoivent un planning journalier avec leur affectation à l’accueil du public. Elle, aujourd’hui, est mobilisée sur les animations extérieures gratuites, que le froid et le manque de temps ne nous auront pas fait tester. Le dandy suédois Bror Gunnar Jansson débute la soirée Blues. On le découvre, seul en scène. Comme Asaf Avidan dans un autre registre, il joue de tout à la fois, grosse caisse, guitare, harmonica et chante d’une voix rocailleuse. “So that was the happiest song of the night” jette-t-il, pince sans rire, après un morceau acoustique au ukulele. Le reste redevient terreux, sombre, saturé et électrique, carrément captivant. Si tu étais la Sookie Stackhouse de True Bloods dans le bayou de Louisiane, tu le croquerais d’une bouchée. On finit la soirée avec True Blues, trois afro-américains dont les solos bien roots à la guitare et à l’harmonica sont largement applaudis.

Jour 3. Mercredi 9 mai. 18h00, les glycines de Coutances

“It’s our first time in Coutances but it won’t be the last“: ce matin au petit déj Leslie et Regina, le couple de Néerlandais, sont sous le charme de Coutances, embellie par les glycines ruisselant dans le Jardin des Plantes (photo). A 18h au Théâtre, on a pour voisins un couple de seniors arrivés de Caen après 1 heure de file d’attente pour ce concert. Ils s’étonnent qu’il n’y ait que “des vieux” (dixit) dans la salle et ce n’est pas nous qui avons lancé le sujet ! Le trio Guillaume de Chassy (piano), Christophe Marguet (batterie), Andy Sheppard (saxophone) jouent leurs Letters to Marlene. Les explications données par de De Chassy ne sont pas superflues pour capter la dimension intellectuelle du programme. Il l’a conçu comme un manifeste de valeurs humanistes et démocratiques, et y incorpore des extraits de voix de Marlene Dietrich, Hitler, Churchill, De Gaulle. Mais pour autant, on peut aussi et c’est notre cas, en avoir une approche purement sensible, en se laissant porter par la spiritualité, par le lyrisme des morceaux que pas un toussotement ne vient troubler. Pour le rappel, le batteur se fait percussionniste, frappant la rythmique d’une rumba à mains nues sur ses caisses, pour une composition dédiée aux derniers instants de Marlene Dietrich, comme si elle se retirait sur la pointe des pieds. A classer parmi les plus beaux moments de jazz du festival.

20h30, les bières du square de l’évêché

Mais ils sont où les jeunes de Coutances, nom d’une pomme ? Il y a pourtant plusieurs lycées dans la ville et la Nuit spéciale Électro Sous les Pommiers / Nordik Impakt débutant dans quatre heures devrait les attirer en meute. Bingo, c’est dans le Square de l’Evêché qui surplombe le village du festival qu’on les trouve (photo). En fait ils restent en plein air, ambiancés par des musiciens amateurs. C’est comme s’il y avait deux festivals en parallèle : la “silver économie”, les “têtes blanches” remplissent les salles étiquetées jazz d’un côté, les lycéens par bandes entières chillent près des bars à cidre et à bière ouverts jusqu’à 1 heure du matin, de l’autre côté. A 20h30 dans la Salle Marcel-Hélie, si la fosse avait été libérée de ses chaises pour danser, cette jeune génération aurait pourtant apprécié à coup sûr les Renegades Steel Orchestra. Des tueurs, cette dizaine de percussionnistes sur leurs steel-drum c’est-à-dire des bidons d’essence. Spectaculaires. Capables de varier les styles, enchaînant You don’t love me de la jamaïcaine Dawn Penn, une reprise de UB40, puis du classique avec l’Ave Maria de Schubert, du rockn’n’roll, des airs caribéens. Tout ça en version uniquement instrumentale, déclenchant les houras du public devant leur précision diabolique et l’étendue des gammes qu’ils parviennent à sortir de ces simples caisses métalliques. Quant aux seniors qui remplissent la Salle, les Renegades les font sortir de leur passivité, se lever de leurs chaises et même chalouper. Un exploit, on vous dit.

22h30, le global groove de Arat Kilo

A 22h on traverse le village du festival qui bat son plein. Une longue file s’étire déjà devant le Magic Mirrors où sont attendus les six parisiens de Arat Kilo. Pour la première fois depuis lundi, on trouve une communion de toutes les générations sur la piste de danse. Des jeunes, des seniors et, incroyable, des trentenaires et quarantenaires que l’on croyait portés disparus à Coutances. La machine à groove de Arat Kilo, mélange d’éthio-jazz, de dub et de rythmes latins, met tout le monde d’accord. Le groupe semble très rôdé. Leur “global groove” roule tout seul, porté par la voix aiguë de Mamani Keita et par le rappeur Mali Ameer qui remplace Mike Ladd pour ce concert. En retraversant le Square de l’Evêché à minuit on trouve les lycéens bien éméchés. Les filles bénévoles qui tiennent un chapiteau dédié à la prévention -et qui assurent aussi au festival Papillons de Nuit à 50 km de Coutances- nous disent qu’elles n’ont pas chômé. Dans la Salle Marcel Hélie à 01h, la fosse en configuration debout est blindée de lycéens. Le live préalable au DJ set d’Etienne de Crecy est confié au groupe Dynamic Blockbusters découvert par notre équipe aux Transmusicales 2017. Les cinq Rennais aux saxophones, trompette, trombones, sont alignés derrière leurs pads d’où ils balancent des beats hip-hop. Mais le groupe est noyé dans des basses douloureuses pour nos oreilles et l’utilisation des pads rend l’ensemble bien trop froid. On préfère largement des brass-band comme Jungle By Night ou Hypnotic Brass Ensemble qui eux, mouillent le marcel pour créer du hip-hop de façon organique.

Jour 4. Jeudi 10 mai. 12h30, Goran Bregovic allume la salle

Des tartines de beurre normand, du café, un rayon de soleil, une heure de Pelican Blues, l’album que nous jouent au Magic Mirrors le guitariste Pierre Perchaud, son trio Fox et le saxophoniste Chris Cheek : il y a des matinées qui commencent plus mal que celle-ci. En ce jeudi de l’Ascension, la ville est envahie de visiteurs dès midi (photo). Dans la Salle Marcel Hélie on passe une heure à 15h de latin jazz très classique avec le pianiste Harold Lopez-Nussa et son Afro Cuban Experience: il y a des siestes moins agréables aussi. On remarque au passage le boulot de remise en état de la salle après la nuit électro terminée au petit matin. A 18h, on se serre au bar du Théâtre pour l’enregistrement de l’émission OpenJazz de France Musique en public, en direct du festival avec son directeur Denis Le Bas. On y échange avec un couple installé en camping au bord de mer à une dizaine de kms, qui allie randonnées et un concert par jour pendant une semaine, une autre façon de profiter du festival. On s’attarde en mangeant et bavardant avec Max et d’autres bénévoles donc on arrive en retard au concert de Goran Bregovic. Mais pile pour son morceau In The Death Car qui nous rappelle des souvenirs d’ado quand une copine nous l’avait fait découvrir sur cassette à l’époque. Son orchestre en costume des Balkans allume littéralement la Salle Marcel Hélie : un jeune homme déguisé en lapin rouge assure le show en dansant collé à la scène avec une dizaine de festivalières de tous âges.

21h00, de l’afrobeat danois inédit

On part au Magic Mirrors découvrir un groupe de jeunes danois, The KutiMangoes, dont c’est la première fois en France. Leur afrobeat irrésistible, leur son d’une grande plénitude déclenchent des houras dans le chapiteau blindé. On se met à danser tout en admirant la maîtrise du flûtiste sur le morceau Flute For Fela. Bien joué, Jazz Sous les Pommiers, d’avoir programmé ce concert inédit en France. A 22h45 ce n’est pas le moment de flancher malgré tous nos verres de vin. Une pomme et ça repart, direction la Salle Marcel Hélie pour l’évènement que l’on a attendu toute la journée, Cory Henry & The Funk Apostles (photo). La mixité d’âges dans le public est totale. Dans la file d’attente on croise un couple de 25 ans venu de Saint-Lô et on s’assied en mezzanine à côté de deux festivaliers venus de Caen spécialement pour le show qui s’annonce énorme : “I want to invite you all to take a ride with us” introduit Cory Henry. Son funk est si puissant qu’une ribambelle de vingtenaires investit directement les travées entre les chaises et dansent non stop jusque minuit et quart. Ce qui nous frappe le plus par rapport à la première fois qu’on l’avait vu en concert en 2015, c’est son explosion en tant que chanteur, en plus de son talent d’organiste. Et à l'américaine, il termine le show par les solos de présentation de ses musiciens, en particulier de ses deux choristes Denise et Tiffany.

Jour 5. Vendredi 11 mai. 11h00, le concert dans le jardin

La performance de Cory Henry fait l’unanimité le lendemain au petit déj, “c’est juste dommage qu’il n’ait pas repris du Prince comme au festival de Rotterdam”, ajoute notre hôte. Ce matin un quintet du nom de Arrête toi à Kerguelen mêle son free jazz aux chants d’oiseaux devant les festivaliers ayant opté pour le concert-promenade qui les mène dans un des jardins de la ville (photo). En ce vendredi on attaque dès 14h notre journée la plus dense en nombre de concerts avec le trio Omar Sosa (Cuba), Seckou Keita (Sénégal), Gustavo Ovalles (Vénézuela), vêtus de tuniques immaculées. Le jeu d’une richesse mélodique incomparable au piano se marie à la délicatesse de la kora et à la douceur des percussions pour créer une atmosphère enveloppante, sereine et luxuriante à la fois, augmentée de sonorités aquatiques créées par une fontaine placée derrière les musiciens: “Transparent Water” est le nom du projet. Lorsqu’on sort du Magic Mirrors à la fin du concert, réconfortée par cette enclave de paix et de lumière en plein festival, on tombe sur le défilé d’une batucada locale en perruques violettes. Le contraste avec l’ambiance de kermesse dans les rues de Coutances est plutôt comique.

16h00, reviens, Sly

On enchaîne au Théâtre avec la carte blanche donnée pendant deux heures à Sylvain Luc. Le génial guitariste fait se succéder ses invités sur scène en commençant par le beatboxer Sly Johnson. “I can’t help it if I wanted to ”… Bam ! dès les premières notes on reconnaît le morceau de Michael Jackson dont l’interprétation en version guitare / beatbox est tout simplement mortelle. Le plaisir que l’on prend avec ce premier duo est total. On ne peut pas en dire autant avec l’invité suivant Stéphane Belmondo. Faussetés, manque de souffle, le trompettiste semble agité, en contraste avec la sérénité que dégage sur scène Sylvain Luc et on a hâte que cet épisode pénible se termine. Heureusement les invités suivants, les Frères Chemirani, aux percussions orientales, nous embarquent dans leur riche palette de sonorités, grattées, frottées. Pour le coup, comme lors du festival Sons d’Hiver, on aimerait que leur trio lumineux avec Sylvain Luc, ovationné, ne s’arrête jamais. Un cinquième invité les rejoint, Lionel Suarez. Ce dernier troque son accordéon pour une guitare sur le morceau final interprété par le groupe au complet (photo), évoluant d’une mélodie orientale à une variation jazz. La synthèse est réalisée.

19h00, notre petit coeur de fan bat la chamade

Toi, notre jeune voisin de gradin durant le concert de Kamasi Washington (photo), on s’excuse si tu nous lis d’avoir manifesté notre enthousiasme comme une grosse fan durant 1h30 ! C’est peu dire qu’on l’attendait ce concert, dont on décortique la set-list par coeur et qui s’ouvre par le magistral Change of Guard. Kamasi est entouré d’une énorme section rythmique et de son propre père au sax soprano. Puis lumière sur son contrebassiste Miles Mosley, toujours arborant brassard de gladiateur en métal doré et béret, pour son titre phare Abraham. Pour Truth ensuite, le défi est de recréer les cinq lignes mélodiques à seulement huit musiciens. Le choeur est remplacé par une seule chanteuse pas franchement démente, mais Kamasi intercale une variation afro-caribéenne emballante. Après un duo de batteurs, il présente deux morceaux de son nouvel album attendu pour juin : d’abord The Space Travellers Lullaby qui met en exergue piano et trombone, puis l’explosion finale sur les rythmiques martiales de Fist of Fury. Miles Mosley, front collé au manche de sa contrebasse amplifiée, en tire avec son archet des sons de guitare rock. On est refaite.

21h30, un débrief à chaud

On mange tout en débriefant le Kamasi avec un professionnel programmateur de festival en Pologne : certes sa performance live, sans le choeur de vingt chanteurs et les violons de l’orchestre qui nous font pleurer, est éloignée de ses disques. On reconnaît que pendant le live c’est aux disques que l’on pense, mais on assume notre caractère de fan. Pour passer de la Salle Marcel Hélie au Magic Mirrors le chemin le plus rapide est de couper à travers le Square de l’Evêché (photo) mais on rate quand même la moitié du concert de Meta Meta. Chaude ambiance dans le petit chapiteau, puissance sonore entre afro-latin et rock : on comprend pourquoi le groupe brésilien fut le coup de coeur de notre équipe aux Transmusicales 2014. A 22h30, chemin en sens inverse pour la Salle Marcel Hélie où l’on attend beaucoup de la rencontre inédite en France du trio de maestros maliens, le Trio Da Kali avec un quatuor à cordes britannique, le Kronos Quartet. D’abord deux morceaux par le trio puis trois morceaux par le quatuor, avant que les deux continents ne se retrouvent sur scène. Le mariage du balafon virtuose et des cordes dont le jeu nous fait penser à de la folk irlandaise se révèle très harmonieux. L’ambiance est aux berceuses. Après minuit on s’était promis d’aller danser sur le son de Magnetic Ensemble et de la chanteuse Linda Olah, mais depuis midi on a tout enchaîné. De fatigue, on repasse devant le Magic Mirrors sans s’arrêter et nos pas nous mènent droit à notre chambre.

Jour 6. Samedi 12 mai. 12h30, la création de l’artiste en résidence

La dernière journée du festival débute au Magic Mirrors par une découverte de la jeune scène émergente française. No Tongues, d’abord, dans un projet d’ethno-musicologie plutôt intellectuel. A partir de collages de “voix du monde”, les quatre Nantais développent des rythmiques minimalistes à la croisée du free jazz et des musiques ancestrales. Mention pour leur dernier morceau, une belle lamentation funèbre. Daïda (photo), le quintet du batteur Vincent Tortiller, propose ensuite du jazz instrumental infusé au broken beat et au trip-hop, dans l’énergie de la scène britannique actuelle qu’on aime. Au Théâtre à 15h45, la résidente du festival Anne Paceo présente pour la première fois sa création 2018 intitulée Bright Shadows, non sans une certaine pression, introduit le directeur Denis Le Bas. Avec le guitariste Pierre Perchaud, Tony Paeleman aux claviers et Christophe Panzani au saxophone, ses nouvelles compositions font la part belle au chant de Florent Mateo et Ann Shirley dans un style pop soul, une bulle rafraîchissante à l’intérieur de ce festival de jazz. Anne Paceo quitte d’ailleurs sa batterie pour en devant de scène les rejoindre au chant sur le titre Contemplation. On retient plus particulièrement le morceau Le Cri qu’elle présente comme une réflexion sur la douleur des migrants.

18h00, nos larmes du festival

Tout comme le concert de Anne Paceo, celui donné par Raphaël Imbert dans la Cathédrale de Coutances est doublonné : l’organisation a prévu deux créneaux devant le succès des réservations pour le projet Bach Coltrane. Un face à face entre le saxophoniste et Jean-Luc Di Fraya aux percussions, non pas dans le choeur mais dans la nef, donc relativement proche du grand orgue tenu par André Rossi. Assis, nous les entourons à 360 degrés (photo). Sur le papier c’est l’association de la musique baroque et du saxophone, instrument de la modernité jazz par excellence, qui nous avait attirée. Avec les explications -la conférence, même- données par Raphaël Imbert entre les pièces, on apprend que comme Bach était un grand improvisateur, ce soir tout va se passer dans l’impro entre les trois musiciens. Leurs échanges sont magnifiés par l’acoustique du lieu, quatrième acteur du spectacle. Et c’est ici que l’on vit le moment le plus fort en émotion de notre festival. La voix de haute contre de Jean-Luc Di Fraya interprétant le negro-spiritual “They crucified my Lord, and he never said a mumbalin’ word “, soulignée par le saxophone de Raphaël Imbert, nous cueille par surprise, nous transperce le coeur à ce point qu’on en pleure. “Not a word, Not a word, Not a word”.

20h30, les brigades du tri

On mange fissa et on fonce au Cinéma de Coutances où l’on rencontre les plus jeunes du festival. Non pas les bénévoles de la “brigade du tri” (photo) mais un petit couple de 17 ans, passionné du jazz britannique tendance électro et à section rythmique puissante qu’on aime tant. Du coup dans la file d’attente on échange sur Gogo Penguin et autre Portico Quartet. Trois halos lumineux dans la petite salle de moins de 200 places, très confortable, plongée dans le noir. Trois halos sur Mammal Hands, le trio anglais piano saxophone batterie, qui nous emporte facilement - étant donné qu’on est déjà adepte de leurs disques - dans leur jazz mélodieux, dense et enveloppant. A 22h30, Salle Marcel Hélie, on retrouve exactement à la même rangée que la veille, en mezzanine, les mêmes voisins. Il a raison, le directeur du festival, de parler de fidélité de son public. Et on conclut notre festival par de sublimes échanges entre les tablas d’un jeune joueur afghan et la contrebasse de la légende Stanley Clarke.

Le bilan

Côté concerts

La générosité
Raphaël Imbert, les six musiciens de son projet Music is my Hope et leur invitée Anne Paceo, résidente du festival, ont fait l’unanimité

La claque blues
Bror Gunnar Jansson, on va faire bref : on est tombée amoureuse

La puissance funk à l’américaine
Cory Henry & The Funk Apostles prouvent qu’ils comptent parmi les leaders de la scène funk internationale

La sérénité
Omar Sosa, Seckou Keita, Gustavo Ovalles, un trio de lumière dans leur projet Transparent Water

Notre petit coeur de fan
Kamasi Washington, parce qu’on a pu découvrir son nouveau titre Fist of Fury en live avant la sortie du disque

Nos larmes du festival
Jean-Luc Di Fraya chantant le negro-spiritual “And He Never Said a Mumberlin' Word” dans la cathédrale de Coutances avec Raphaël Imbert et André Rossi

Côté festival

On a aimé :
- Un festival à taille humaine dans une ville entièrement mobilisée, une programmation gargantuesque dès midi dans un périmètre réduit qui permet de tout faire à pied, de passer d'une salle à l'autre rapidement.
- La décision de l’organisation de doubler certains concerts pris d’assaut à l’ouverture de la billetterie en proposant un second créneau horaire.
- La programmation alliant diversité et très grande qualité : on comprend qu’elle ait valu à Denis Le Bas la victoire du jazz 2017 du meilleur programmeur.

On a moins aimé :
- Le revers de la médaille : l’offre de concerts d’une durée chacun de 1h30 à 2h, est si abondante que l’on est obligé de faire des choix. Non seulement en journée parce que certains concerts se chevauchent : on n’a pas pu écouter par exemple Marius Neset, Emile Parisien, Vincent Courtois. Mais aussi parce qu’avec les journées marathon et la concentration dès midi, nos yeux et nos jambes ne nous portent plus au-delà d’1 heure du matin : on a donc dû revoir à la baisse notre ambition d’aller danser la nuit.

Infos pratiques

Prix des boissons
Stella pression 3 euros (gobelet consigné 1 euro), jus de pomme bio 2 euros, cidre pression fermier 3 euros, verre de vin 2,50 euros

Prix de la nourriture
Aux foodtrucks du village du festival bobun 7,50 euros, burrito 7 euros, falafel bio 7 euros, galette 2 euros, hotdog 3,50 euros, huîtres du Cotentin 6 euros les 6, brasillé au caramel au beurre salé 3 euros, crêpe 2 euros  ...

Prix du festival
La carte d’abonnement individuelle coûte 20 euros puis les concerts coûtent chacun 6, 10, 14, 18 ou 22 euros. La carte est gratuite pour les jeunes de moins de 20 ans, les étudiants de moins de 26 ans, les bénéficiaires des minima sociaux.

Transports
En 3H20 en train depuis Paris (Intercités jusque Caen puis TER jusque Coutances)

Conclusion

Jazz Sous Les Pommiers, le troisième festival de jazz en France en termes de fréquentation derrière Vienne et Marciac, bat son record cette année avec 41.000 billets émis. On l’a testé, on l’a adopté, pour sa programmation mais aussi pour la chaleur humaine qu’on y a ressenti. On s’est sentie bien à Coutances. Avec l’engrais bio de première qualité fourni par l’implication exceptionnelle des bénévoles, reste à cultiver encore et toujours les jeunes pousses - le jeune public - pour développer la mixité des générations dans les salles.

Récit et photos Alice Leclercq