On était à
 Jazz à Saint-Germain-des-Prés, concerts chocs dans l’arrondissement du chic

Chaque année au mois de mai le jazz revient au coeur de Saint-Germain-des-Prés à Paris, à l’initiative de l’association L’Esprit Jazz. Une dizaine de soirées, non pas dans des salles de concerts mais dans des lieux d’exception du quartier souvent inaccessibles au public - la Sorbonne, les églises, les musées - voilà la signature du festival dont on vous raconte la 17ème édition.

Jour 1. Jeudi 11 mai. 20h00, attendre la grand messe musicale

Place Saint-Germain-des-Prés devant l'Église, le kiosque vert (photo) qui délivre les billets constitue l’un des points névralgiques du festival. A l’intérieur de l'édifice religieux, pas de billetterie, ni d’espace bar de convivialité, ni  - détail pratique - de toilettes : le festival doit s’adapter aux lieux qu’il investit et les respecter, tout en relevant le challenge de travailler une acoustique non prévue pour des concerts. Pour boire un verre en attendant l’ouverture, le public peut toujours aller juste en face, à côté de la boutique Louis Vuitton, au mythique Café des Deux Magots où le verre de vin coûte… 9 euros. Le berceau historique du jazz réinvesti par le festival se trouve dans un quartier cher de Paris. Entend-on parler religion devant une église ? Oui de façon inattendue entre des festivaliers discutant des concerts à venir: “dommage que Avishai Cohen (ndlr: trompettiste de jazz israélien) soit programmé un soir de shabbat”.

20h30, prendre place sagement comme un enfant de choeur

Lorsque les portes s’ouvrent, on découvre une église inversée : le choeur gothique, inaccessible, est en rénovation sous les échafaudages. Le festival a donc retourné la scène de concert face à l’entrée, sous le grand orgue, dans la nef romane aux colonnes ornées de chapiteaux historiés dorés (photo). Le festival fédère un nombre remarquable de bénévoles qui orientent le public. Le placement est libre mais segmenté. La segmentation spatiale correspond à une segmentation tarifaire, reproduisant dans l’Eglise le principe des grandes salles de concerts: les trois premiers rangs en catégorie or à 55 euros, les rangs suivants en catégorie 1 à 35 euros, plus loin la catégorie 2 à 25 euros. A l’heure dite précise, Frédéric Charbaut le cofondateur du festival introduit d’une voix posée, radiophonique le concert acoustique du soir. Les consignes données aux photographes sont claires : pas de bruit de déclencheur.

21h05, se donner au bandonéon sans confession

Dans une église plongée à présent dans le noir, où ne brillent que les veilleuses de la Vierge (photo), Airelle Besson à la trompette, Vincent Segal au violoncelle et Lionel Suarez au bandonéon enchainent leurs compositions respectives : Blossom, Neige, Olé Léo. Airelle joue avec douceur, rend la sonorité de la trompette caressante comme une extension feutrée de sa voix. Le bandonéon de Lionel, surtout, nous emmène dans ce que le tango porte en lui de douloureux. Chacun arrive en concert chargé de sa propre histoire; nous, avec nos années de tango argentin dont on a soudainement une nostalgie embuée en écoutant Lionel. Après 1h30 de concert, une milonga (ndlr! tango joyeux avec des pizzicati sautillants du violoncelle) et deux rappels, le trio conclut sur Lulea’s Sunset, un voyage dans la plaine de Laponie suédoise.

Jour 2. Vendredi 12 mai. 21H15, se recueillir à l’écoute d’un piano solo

“Do we buy tickets here?” s'enquièrent des touristes près du kiosque vert, immédiatement orientés par une membre de l’équipe. La réputation du festival attire chaque année des spectateurs étrangers. A l’intérieur de l'Église (photo), les bénévoles ont le sens du service: répondre aux questions, soutenir un spectateur en béquilles pour franchir les câbles techniques recouverts d’une bâche scotchée aux dalles. Baptiste Trotignon, un des pianistes les plus récompensés de la scène jazz actuelle, nous emporte comme une marée pendant 1h30 de solo dans son jeu très lyrique, très mélodieux, rythmé de frappes puissantes. Le temps d’un morceau, frappant les cordes du piano à queue ouvert, il en fait un instrument de percussion, avant de revenir à la mélodie et d’être ovationné avec pas moins de trois rappels. En sortant on imagine que la dédicace de ses disques présentés sur un stand par l’équipe du festival va remporter le même succès.

Jour 3. Dimanche 14 mai. 17h00, se retrouver au café avant le cours

En marge des concerts payants le festival propose un accès libre à quelques showcases et échanges avec les artistes programmés. Assis avec un verre au premier étage du Café des Editeurs, carrefour de l’Odéon, c’est l’occasion pour nous de découvrir Jowee Omicil, un saxophoniste d’origine haïtienne ayant grandi à Montréal (photo), en attendant son concert le lendemain dans un amphi de La Sorbonne : “Welcome to the classroom! Demain je défendrai ma thèse et je deviendrai habité” promet-il. La musique ? Une histoire d’amour qui a commencé lorsque son père pasteur lui a demandé de choisir un instrument pour accompagner son groupe de gospel. Son album Let’s bash? Une première livraison issue d’un enregistrement en studio de 125 pièces avec 14 musiciens dont une suite free jazz de 2h15 non encore publiée.

Jour 4. Lundi 15 mai. 19H45, retourner sur les bancs de l’université

C’est par la cour d’honneur que l’on entre le lendemain à La Sorbonne. Devant nous se dresse sa chapelle, chef d’oeuvre de l’architecture classique parisienne (photo). Y aura-t-il des étudiants au concert ? Oui, on repère plusieurs moins de 30 ans, sans savoir s’ils ont pu profiter du bon plan tarifaire proposé par le festival dans les kiosques jeunes, seulement 6 à 10 euros le concert. En tout cas le quota semble loin d’être épuisé. Dans l’amphithéâtre Richelieu le placement est libre, en bas sur les bancs étagés ou dans l’une des quatres alcôves auxquelles on accède par un escalier. C’est là-haut que l’on se perche pour admirer au mieux l’immense fresque peinte située au-dessus de l’estrade - Apollon et les muses - la coupole en verre et les statues éclairées dans les niches. Le prestige de la salle compense l’étroitesse des bancs.

20h50, assister au cours en auditeur libre

Jowee Omicil nous a parlé d’un enregistrement de free jazz non encore sorti mais ce soir ni free jazz ni jazz spirituel, on est dans du groove facile d’accès. Entouré par un bassiste, un claviériste et un batteur, il enchaîne funk et rythmes caribéens. Il alterne saxo alto, saxo soprano, clarinette, piccolo. Sec comme une allumette - il doit peser 30 kilos tout mouillé - il allume le public en deux temps trois déhanchements, le fait chanter, claper des mains et répéter son mot fétiche Bash. Du sommet de l’amphi (photo) on reste pour notre part extérieurs au show parce qu’il en fait beaucoup (trop), Jowee. Il s’assied parmi les gens, escalade une boiserie, exagère sa gestuelle de remerciement, fait faire aux spectateurs des cœurs avec les doigts. En tout cas ça marche, le public redouble d’applaudissements.

Jour 5. Vendredi 19 mai. 16h30, découvrir un pianiste au milieu des disques

On reprend le festival en fin de semaine en commençant à la FNAC Montparnasse par un showcase de Shahin Novrasli (photo), un pianiste dont le concert aura lieu le lendemain. Entre les rayons Musiques classique et Jazz, dans un espace grand comme un mouchoir de poche, le pianiste originaire d’Azerbaïdjan se prête au jeu d’une démo en vingt minutes, accompagné de James Cammack, le contrebassiste américain du légendaire pianiste Ahmad Jamal qui parraine Shahin. Des gens sont venus spécialement, d’autres clients s’arrêtent pour écouter. Sur la droite, l’album Emanation de Shahin, cercle noir épuré sur fond blanc, est classé coup de coeur du disquaire. Sur la gauche, le couple de producteurs français du disque veille : l’accompagnement promo est lancé.

17h45, écouter sa biographie au café

Le parcours promo se poursuit à Odéon, Café des Éditeurs, pour en apprendre davantage sur Shahin (au centre de la photo). Né en 1977 à Bakou, il travaillait déjà 14 heures par jour son piano à l’âge de 14 ans et vit désormais entre son pays et les Etats-Unis. Sa rencontre avec Ahmad Jamal ? La période la plus heureuse de sa carrière. Sur scène ? Il ferme les yeux la plupart du temps mais se retrouve parfois debout derrière le piano: “il faut engager son corps quand on improvise”. James Cammack son contrebassiste, sur la gauche, souligne leur connexion et le talent d’improvisateur de Shahin : “il crée un sentiment d’être ensemble”, “on parvient à créer sur l’instant”. Rendez-vous le lendemain pour la découverte en live.

21h00, rester médusé devant l'amphithéâtre marin

Trois heures plus tard, l’heure est arrivée du fameux concert annoncé archi-complet du trompettiste israélien Avishai Cohen dont on avait entendu parler dès le premier soir. Des gens sur liste d’attente sont même refusés à l’entrée. Passée la porte décorée de méduses et poulpes en fer forgé, on découvre un lieu magnifique dans lequel le public n’entre pas d’habitude : le grand amphithéâtre de la Maison des Océans (photo). Lustres imposants, boiseries, dorures, bancs confortables capitonnés d’un cuir aussi bleu que la mer des immenses fresques peintes : on en prend plein les yeux. Devant nous la fresque principale représente le Prince Albert Ier de Monaco, fondateur de l’Institut Océanographique, sur le pont de son bateau. Tandis qu’on admire la salle, les 500 spectateurs se placent librement sauf premiers rangs réservés aux catégories or qui bénéficient aussi d’un salon particulier avec champagne.

21h50, naviguer dans un océan de beauté pure

Consacré musicien étranger de l'année par le magazine Jazz Magazine, Avishai Cohen a reçu le Grand Prix de l’Académie du Jazz en 2017. C’est la première fois qu’on a la chance de l’écouter en live et dès le premier morceau...on revit. On est dans du jazz qui brûle, qui explose, qui bouillonne avec son batteur new-yorkais Nasheet Waits que l’on avait plus qu’adoré au dernier Sons d’Hiver. La sonorité d’Avishai à la trompette apporte comme une source de lumière. Les compositions de ses deux derniers albums s’enchaînent, Life and death tout en grâce avec sa trompette bouchée et les balais de Nasheet, Theme for Jimmy Green. Avishai laisse la scène à ses musiciens, Yonathan Avishai au piano, Yoni Zelnik à la contrebasse et Nasheet à la batterie puis conclut par Into The Silence avec un solo de batterie de folie furieuse par Nasheet, avant les rappels d’un public transporté.

Jour 6. Samedi 20 mai. 20H00, jeter l’ancre une dernière fois

Même lieu le lendemain. Le festival se clôture deux jours plus tard mais s’arrête ce soir pour nous. Au fond de l’amphi de la Maison des Océans, la fresque représente le Prince à la proue d’une baleinière (photo). Du sommet de l’amphi hier ou du premier rang ce soir, on profite d’une acoustique excellente de toutes parts. Frédéric Charbaut le directeur rappelle comme chaque soir qu’il n’y a rien de plus agaçant que les téléphones levés pour filmer le concert à travers un écran de quelques centimètres au lieu de le vivre pour de vrai sur une des plus belles scènes possibles; il est applaudi et ça, ça fait du bien.

20h45, se laisser porter par la nouvelle vague du piano

Sur scène Shahin Novrasli et James Cammack (photo), les pianiste et contrebassiste que l’on a découverts la veille en showcase, sont rejoints par André Ceccarelli, très célèbre batteur français de plus de 50 ans de carrière et par Erkle Koiava un percussionniste géorgien qui fabrique des effets oniriques avec une panoplie de djudju, grelots et autres triangles, au service d’un jazz spirituel et mélodieux. Les mots entendus en interview hier prennent leur sens : Shahin très expressif joue tête renversée, yeux fermés assis ou debout derrière son Steinway, James en connexion totale ne le quitte pas des yeux et le porte littéralement par sa maîtrise à la contrebasse.

22h20, passer la nuit au musée

Dès les dernières notes à la Maison des Océans, on descend à toute allure la longue rue Saint-Jacques pour arriver à temps au Musée de Cluny, ouvert en accès libre cette nuit dans le cadre de la Nuit des Musées. Le festival s’associe à l’évènement en organisant un concert nocturne. La file d’attente devant le musée mis en lumière est énorme, les fouilles de sécurité précises. On traverse sans s’arrêter les collections de vestiges du Moyen-âge pour atteindre la salle située à l'extrémité où nous accueille une partie de l’équipe du festival. On se trouve là au coeur de l’antique Lutèce, dans la salle froide des thermes gallo-romains, le Frigidarium (photo).

22h50, prendre un bain de saxophone dans des thermes antiques

Avec une voûte bien conservée culminant à 14 mètres de haut, la pièce et l’acoustique sont spectaculaires. Les éclairages colorés sur les murs en pierre soulignent le cadre majestueux. Une foule de jeunes et de familles avec enfants s’assied par terre à même la pierre pour écouter le solo de David Sauzay (photo). Une sonorité de saxophone parfaitement moelleuse, un set de 45 minutes de standards du jazz, c’est là-dessus que l’on quitte le festival … Un peu parti un peu naze, on sort de ces thermes du jazz, histoire de reprendre le cours de notre vie ...

Le bilan

Côté concerts

La signature du virtuose
Baptiste Trotignon au piano solo se singularise par son élégance mélodieuse mêlée à sa frappe puissante.

Le choc du festival
Avishai Cohen le trompettiste accompagné de Nashett Waits à la batterie nous laissent pour longtemps le souvenir de la grâce et de la fougue. Exceptionnels.

Côté festival

On a aimé :
- les lieux prestigieux dans lesquels le festival amène la musique
- les bonus en accès libre: interviews au café, showcase, nuit des musées
- la grande gentillesse du staff, l’organisation millimétrée
- le travail du photographe officiel du festival Pascal Bouclier

On a moins aimé :
- l'homogénéité sociale du public. En termes sociologiques, l’entre-soi. Il ne s’agit pas d’une critique mais d’une observation, effet Rive Gauche et conséquence du budget pour les festivaliers.

Conclusion

Parmi les festivals de jazz, Jazz à Saint-Germain-des-Prés se différencie par les lieux exceptionnels dans lesquels il amène la musique, au coeur de Paris. Le festival propose à la fois des concerts-évènements et des concerts-découvertes de sortie d’albums, le public suit les choix du programmateur et remplit les salles dans lesquelles il n’a pas l’occasion d’entrer d’habitude. Mention spéciale pour l’accueil et l’organisation.

Récit et photos par Alice Leclercq