On était à
Jazz Sous Les Pommiers, encore une M(m)anche remportée

Avec 41 000 entrées payantes et 85 00 festivaliers au total, dans une ville de 10 000 habitants le reste de l’année, Jazz Sous Les Pommiers figure en 3ème place des festivals français de jazz et musiques cousines. La grand-messe normande dure une semaine et profite de l’affluence autour du pont de l’Ascension. On vous raconte nos quatre journées lors de la 38ème édition.


Jour 1. Mercredi 29 mai, 17h30, inédit comme un duo - minute

Même maison que l’année dernière à Coutances mais cette fois les autres chambres ne sont pas remplies de festivaliers, nos hôtes accueillant désormais des migrants réfugiés. Après le démantèlement de Calais en effet, des Afghans et des Soudanais sont arrivés à Coutances et nos hôtes sont engagés au sein du collectif local de bénévoles. C’est aussi une tranche de la vie de nos hôtes qui défile, avec ce rendez-vous annuel. Pas de bain de soleil dans leur jardin cette année, il pleut des cordes; direction le Magic Mirrors où l’émission de jazz de France Musique en direct constitue l’une des attractions (gratuites) du festival. Un duo live inédit s’y forme pour l’occasion : Laurent de Wilde et Raphaël Imbert. Au merchandising, on s’achète de suite un Tshirt tant qu’il reste du XL. Il faut dire que sa promo est assurée par le prof de sport Denis Le Bas (photo) - dans la vraie vie, directeur du festival - toujours passionné par la matière renouvelée du jazz.
 

20h00, brillant comme le Moutin Factory Quintet

Capuche relevée sous la pluie, on avoue que ce n’est pas le bon jour pour observer ce qui constitue pourtant la nouveauté notable de cette édition : une gestion des flux repensée devant la grande Salle Marcel-Hélie, pour réduire les files kilométriques, avec trois entrées réparties entre parterre / gradins / étages. A l’intérieur, Le Moutin Factory Quintet avec Paul Lay, Manu Codjia et Christophe Monniot nous embarque dans une démonstration brillante et jubilatoire (photo), puis le trio du pianiste Michel Reis, accompagné par Joshua Redman, nous donne la primeur de toutes nouvelles compos mélodieuses. On termine à minuit au Magic Mirrors avec un projet hip-hop de la batteuse en résidence Anne Paceo dominé par le rappeur Mike Ladd, qu’on avait d'ailleurs vu sur ce même parquet  l’an dernier aux côtés de Arat Kilo.


Jour 2. Jeudi 30 mai, 12h00, instructive comme une conférence

Particularité de JSLP, les billets ne sont pas envoyés par courrier, le foyer du théâtre constitue donc le point de passage obligé pour le retrait des tickets auprès de l’équipe qui s’y relaie (photo). On a à cet égard la même impression qu’à Marciac de croiser en permanence dans un périmètre restreint un grand nombre de “badgés” : à Marciac 800 bénévoles à Marciac pour un chapiteau de 7000 places, à mettre en regard des 430 bénévoles de Coutances et 150 salariés pour des salles dont la plus vaste plafonne à 1400 places. Direction le Magic Mirrors pour la création de Raphaël Imbert, commandée par le festival en clin d’oeil à la célébration en Normandie des 75 ans du débarquement de juin 1944. Un “concérence”, concept cher au saxophoniste mêlant concert et conférence, autour du jazz qu’on écoutait dans les années 1940 et de la musique envoyée aux soldats américains, avec en invitées Anne Paco et Marion Rampal.


14h30, colorée comme une course

Pour la 3ème année en ce jeudi de l’Ascension, une course intitulée La Jazz Colore est organisée. Avant de s’élancer et de voir leurs visages couverts de poudres colorées, les jeunes sportifs s’échauffent Place Saint-Nicolas, ambiancés par un ours rouge (photo). Plus globalement comme chaque année tout le périmètre piétonnisé du festival s’anime dès midi, que ce soit au “village” du festival c'est-à-dire sur la place où se concentrent les food trucks, ou au Square de l'Évêché dont la scène gratuite est ouverte aux pratiques amateurs. On s’y pose boire un (premier) verre tandis que s’y succèdent les formations jazz des conservatoires de la région. Attention, agrippe ton gobelet (de rouge pour nous, pas de cidre, désolée), vérifie tes lacets : notre marathon musical de salles en salles dans Coutances commence maintenant.


18h00, articulée comme la voix de la diva

Salle Marcel-Hélie d’abord, c’est la première d'Exils de Sophie Alour avec Mohamed Abozékry, une création réjouissante chargée d’effluves orientaux, à laquelle Denis Le Bas a donné l’impulsion décisive nous dit la saxophoniste. Donald Kontomanou à la batterie et Wassim Halal au derbouka rivalisent de virtuosité au service d’un propos joyeux. Cecile Mc Lorin Salvant et Sullivan Fortner son pianiste dont on découvre la voix soul, nous cueillent ensuite en émotion avec la mélodie de leur « Ghost Song » : “I cried much more than you’ll ever known. I’ll dance with the ghost of our love”...Yeux humides pour nous, ça, c’est fait. Standing ovation, forcément (photo). Postés au contrôle des billets Étage Ouest, notre coin préféré de la Salle, on retrouve les trois bénévoles super sympas de l’année dernière, une fine équipe venue de Chartres et qui écume les festivals. Même jour, même heure, mêmes pommes! (On était obligée de la faire, à JSLP).


20h45, émouvant comme le requiem du oudiste libanais

Passer sans transition du silence recueilli des têtes blanches à l’écoute d’un a capella de Cecile Mc Lorin Salvant, à la ferveur d’un Magic Mirrors rempli de vingtenaires (photo) pour l’afropunk de Tshegue, qu’on avait découvert à AfroPunk 2017. Foncer au Théâtre à 21h15, se prendre une claque avec l’humour décapant du compositeur libanais Rabih Abou Khalil - “Avec mon chanteur portugais ? Facile, je mets des aigus pour l’amour, des graves pour la mort et entre les deux des notes” (mais ses autres interventions valent leur pesant)- et la pure élégance du jeu du groupe. On ressent son « Requiem For George » comme un bijou de sobriété, d’émotion contenue. Revenir à la Salle Marcel-Hélie à 23h, resaluer la fine équipe postée à l’entrée Étage Ouest. Le gymnase a entre temps muté en configuration debout pour le show d’Electro Deluxe. Observer la marée de spectateurs dansant et clapant de concert, galvanisés par le leader charismatique du groupe.


23h45, atmosphérique comme la fusion du trompettiste israélien

Se poser, enfin, aux Caves des Unelles (photo), savourer le set de Géraud Portal Sextet. Le contrebassiste est entouré entre autres de Yonathan Avishai au piano, Yoann Serra à la batterie, Luigi Grasso au sax baryton, et ça joue ! Conclure ce marathon au Magic Mirrors jusqu'à 1h30 pour ne pas manquer la fusion livrée par le trompettiste israélien Avishai Cohen’s Big Vicious. Électrique, stratosphérique, nimbé dans une sorte de brouillard ouaté, le projet nous fait penser au R+R=Now écouté à Jazz à Vienne l’été dernier. Tu as suivi le rythme ? Parce qu’on remet ça demain, avec encore davantage de salles.


Jour 3. Vendredi 31 mai, 10h00, nature comme le chant des oiseaux

Soleil pour le weekend, chant des oiseaux dans le jardin et réveil musical avec la voix d’Elina Duni (photo) pour le concert au Jardin organisé le vendredi matin. Au Magic Mirrors ensuite, on profite de l’expérience inédite “Pensées rotatives” imaginée par Théo Girard  : sur la piste circulaire nous sommes assis autour de son trio central, tandis qu’un orchestre de soufflants forme une seconde couronne derrière nous. JSLP est coproducteur de ce projet qui nous fait ressentir physiquement la circulation du souffle dans nos dos. Volume sonore des trompettes et sax maîtrisé - pas de danger pour nos oreilles - compos légères et solos qui ouvrent vers le free. Au Cinéma ensuite, de l’inédit encore avec la première en France de Kula Baraka. Sensibilité féminine et spiritualité juive : “open your windows” nous enjoint la bassiste. Richesse rythmique, épaisseur, chaleur des mélodies du groupe (piano, basse, batterie, percu), c’est un grand “oui” pour cette découverte.


17h45, serein comme le duo Continuum

Au milieu de sa programmation gargantuesque, dans la qualité de son éclectisme, JSLP nous réserve des instants précieux dans la Cathédrale, encore chargée pour nous du souvenir de nos larmes l’an dernier à l’écoute du negro spiritual chanté par Jean-Luc Di Fraya avec Raphaël Imbert. Cette année, en entrant dans la fraîcheur de la Cathédrale, c’est la pureté de la musique baroque interprétée par le duo Continuum de Yves Rousseau et Jean-Marc Larché qui nous étreint. Les sensations de sérénité et de plénitude que procurent ensuite les compositions originales de Yves Rousseau, telles A petits pas puis Miro, se trouvent magnifiées par le cadre et la qualité d'écoute dans cette Cathédrale remplie (photo). De toute beauté.


23h45, spectaculaire comme un homme-orchestre

Tandis que le village du festival est ambiancé par les DJ's du Grigri (photo), en Étage Ouest de la Salle Marcel Hélie (bonsoir la dream team postée au contrôle) la chaleur tape dur. Etouffé par la fournaise à l’étage, on regrette d’avoir trop (vite) arrosé notre repas. On quitte le jazz plutôt classique du SFJazz Collective auquel le vibraphoniste nous semble apporter une couleur intéressante pour aller écouter au Magic Mirrors les britanniques Maisha, dont le jeu vers 20h30 se révèle torrentiel, furieusement enlevé. Dans le confort et l’obscurité du Cinéma, ensuite, on découvre époustouflée le phénomène Adam Ben Ezra. Contrebasse dont il fait aussi un instrument de percussion, laptop pour créer des boucles, piano, clarinette : le multi-instrumentiste seul en scène crée de fascinants flamencos, des grooves du monde, des rythmiques arabes : “flavors from the sounds with which I grew up”. Aux Caves des Unelles on termine la soirée par une heure de set de Magic Malik avec Maxime Sanchez au piano et Olivier Laisney à la trompette.


Jour 4. Samedi 1er juin, 12h30, narratif comme le quintet Melusine

Bulletin météo : 27 degrés à midi, on peine à trouver de l’air sous le Magic Mirrors quand bien même ses entrées restent entrouvertes. Les groupes de la scène émergente française qui s’y succèdent doivent eux aussi souffrir de la chaleur. Maïlys Maronne, d’abord, propose avec Phonem une fusion sage, invitant Magic Malik sur deux titres. Le quintet de garçons de Mélusine, ensuite, embarque toute la salle dans Chroniques (photo). Une suite d’un seul tenant, purement instrumentale, composée par Christophe Girard, captivante comme la bande son d’un film à se faire : de mélodies à l’euphonium à la tension d’envolées rythmiques batterie contrebasse, d’une douceur d'accordéon au chant de la guitare. Absolument superbe. Standing ovation de la salle et tous les disques s’écoulent comme des petits pains, c’est dire. On enchaîne à 16h au Théâtre pour la seconde création livrée par Anne Paceo, radieuse, pour cette édition du festival, le quartet Alegria avec le pianiste Leonardo Montana et de deux autres musiciens brésiliens.


17h20, cuivrée comme une fanfare d’enfants néo-orléanais

Joyeuse également, notre petite déambulation de la Place Saint-Nicolas au Square de l’Evêché, en suivant The Roots of Music, une fanfare de jeunes Américains issus d’un programme éducatif de la Nouvelle-Orléans (photo), dont c’est la première en France. Derrière eux, Cap to Nola, la version française d’un brass-band créé en banlieue parisienne, poursuit ensuite au Square au milieu de festivaliers qui les entourent assis dans l’herbe. A 19h00, trois pas à faire pour prendre place dans la Cathédrale où est installé un dispositif relativement complexe : à l’horizon, tout là-bas dans le choeur, Dave Liebman. Entre les colonnes, quatre écrans jalonnent la nef pour nous donner à voir les mains d’Andy Emler parcourant les claviers du grand orgue situé dans notre dos. Une expérience de musique contemporaine avec une résonance de l’orgue telle qu’on approche du vertige auditif. Ondes bourdonnantes pour cette conversation de deux musiciens distants de 35 mètres l’un de l’autre.


21h30, éclaboussantes comme les GURLS

De la clarté de la Cathédrale (photo) on plonge dans l’obscurité du Cinéma, impatiente de découvrir le trio de filles norvégiennes GURLS, avec la chanteuse black Rohey Taalah, coup de coeur en 2017 lors du Blue Note Festival de Paris. Ici à ses côtés, la saxophoniste Hannah Paulsberg et la contrebassiste Ellen Andrea Wang. Leur aisance, leur décontraction, leur humour. Leurs morceaux émouvants tels « The Boy who Came to Town » - yeux qui brillent, ça c’est fait : “I always featured I would spend my life with no companion”. Le son ultra clair et tranchant du sax, la chaleur vocale de soul de Rohey : on se recroqueville dans notre fauteuil de cinéma comme si on voulait garder au chaud, près du coeur, cette éclaboussure de talent r’n’b combiné au jazz. Deux standing ovation de la salle. Notre coup de coeur absolu de cette édition.
 

Le bilan


Côté concerts

Le coup de coeur absolu
GURLS, le trio de Norvégiennes

La révélation de la jeune scène française
Melusine

La sensation de plénitude
Le duo Continuum de Yves Rousseau et Jean-Marc Larché

La démonstration de jazz jubilatoire
Moutin Factory Quintet

Les découvertes de jazz israélien
Kula Baraka et Adam Ben Ezra


Côté festival

On a aimé

- Les salles remplies (51 concerts complets sur 68)
- La programmation pantagruélique et la qualité des découvertes proposées au Cinéma
- La recherche d’amélioration pour limiter les files kilométriques devant la Salle Marcel-Hélie 
- Nos hôtes épatants à Coutances

On n'a moins aimé :

- On n’a pas eu le temps de découvrir les spectacles de rue
- On n’a pas vu la mer, en l’absence de bus Coutance / Agon-Coutainville. Un petit effort, le Conseil Départemental, la Région ?
- Pas de vrai stand de prévention auditive, hormis quelques bouchons au nouveau Point d’info du square de l’évêché


Infos pratiques

Prix du festival
Abonnement individuel 20 euros puis billet de 6 à 24 euros par concert

Prix de la bière
3 euros la bière locale + 1 euro de gobelet consigné

Prix du vin
2,5 euros + 1 euro de gobelet consigné

Transports
Le périmètre du festival se parcourt à pied. Coutances se trouve à 1 heure de TER de Caen et à 2 heures de TER de Rennes (on a testé les deux).
 

Conclusion

Record de recettes avec plus de 41.000 spectateurs en salles pour cette édition 2019 : encore une M(m)anche remportée pour Jazz Sous Les Pommiers. Et si c’était tout simplement, pour notre sensibilité et nos goûts musicaux, le meilleur festival français ?

Récit et photos : Alice Leclercq