On était à
Crest Jazz Vocal 2019, et au milieu coule la Drôme

A 25 km au sud est de Valence, Crest Jazz Vocal est le doyen des festivals de jazz de la région Rhône-Alpes. Avec un budget de l’ordre de 400 000 euros, il parvient à s'étendre sur une semaine entière, entre concours en après-midis et doubles plateaux en soirées. On vous raconte la 44ème édition du festival de la vallée de la Drôme.

Jour 1. Lundi 29 juillet. 19h30, prononcez Crè

A Crest coule la Drôme… que l’on va franchir plusieurs fois par jour puisqu’elle sépare l’Espace Soubeyran, c’est-à-dire le site payant du festival où se déroulent les soirées et où est aménagé un village du festival, de la place centrale de cette ville d’environ 8.000 habitants, où le concours de jazz se tient en accès libre chaque après-midi, entre l’église et l’office de tourisme, face aux cafés, aux commerces, non loin des restaurants. On embrasse du regard ce panorama que l’on découvre pour la première fois, dominé par la Tour (photo) construite sur une crête rocheuse qui donne son nom à la ville de Crest - prononcez Crè - tandis qu’en contrebas cohabitent, au milieu des pierres de la rivière, baigneurs et pêcheurs.

 

23h55, les pivoines de lumière

A contrario, le site du festival à l’Espace Soubeyran est dépourvu de charme, puisqu’il s’agit tout simplement d’un parking, un terrain de graviers encadré par boulodrome et skate park. Pour pallier l’aridité du décor, le festival mise sur des pivoines de lumière géantes (photo de couverture) positionnées entre les stands. La scène du festival d’une capacité assise de 1.500 places environ y est aménagée, avec des gradins et des chaises en fosse. Mais en ce début de semaine, pour un lundi soir, les concerts se déroulent dans le bâtiment attenant, une salle polyvalente couverte, avec chaises, qui constitue également un atout de poids pour le festival en repli en cas de pluie. A l’intérieur, sur une scène qu’ornent une lumière pourpre et une quinzaine de ces fleurs blanches de lumière, les cinq de MELUSINE - une des sensations du dernier Jazz Sous Les Pommiers - déroulent leurs cinématiques “Chroniques”, après un changement de plateau trop long ce soir.

Jour 2. Mardi 30 juillet. 09h45, l’ascension de la Tour

A proximité immédiate du site du festival se trouve le complexe scolaire Saint-Louis dans les dortoirs duquel on a posé bagages, en amenant draps et serviettes, parmi les stagiaires des cours de jazz vocal dont le festival fait sa marque fabrique chaque première semaine d’août. On y fait la connaissance de Caroline venue de Nantes, parmi 150 adultes répartis en 12 classes. Une École de La Voix ouvre avec des cours à l’année, à la rentrée de septembre à Crest, avec comme directeur pédagogique Loïs Le Van. En ce premier matin on partage leur forfait petit-déj, avant d’entamer une ascension solitaire de la Tour de Crest, le plus haut donjon de France. Chaussures de marche, chapeau et indice 50, compter 25 minutes de marche depuis la place centrale de l’église pour atteindre l’entrée de la Tour médiévale qui servit de prison du 17ème au 19ème siècle. On y découvre 15 salles réparties sur cinq niveaux, jusqu’à la terrasse où s’offre le panorama sur la vallée de la Drôme (photo).

12h30, les premières ravioles 

A la redescente, direction un des restaurants partenaires du festival, que le flyer relatif au Off du festival nous recommande pour son exposition de photos sur Didier Lockwood. Les photos retracent la visite du violoniste au festival de jazz de Crest en 1985, 2005, 2012, 2015. Parmi les spécialités culinaires du coin, on teste les ravioles (photo). Demain on tentera le Picodon, fromage de chèvre local, mais aussi la caillette, un pâté de viande et d’herbes de la Drôme et de l’Ardèche, et la Clairette de Dié, Dié étant située à 40 km de Crest.

00h00, la danse des zèbres

Après une après-midi passée place de l’église à l’écoute de deux groupes du concours de jazz vocal, on traverse à nouveau le pont sur le Drôme, direction les gradins en plein air pour la soirée “David Bowie”, orchestrée par Pascal Berne. A la tête d’une formation d’environ 25 musiciens sur scène - avec une section de cordes, notre coup de coeur personnel, forcément - le directeur du Jazz Action Valence invite le chanteur David Linx pour une chaleureuse revisite, richement arrangée. Passé minuit, une poignée de bénévoles dans leur tenue zébrée accompagnent notre sortie du site en dansant (photo). A cet égard, l'organisation de ce festival qui ne compte qu’une unique salariée, ne tient à que par l'investissement des 130 bénévoles dont une vingtaine se mobilise toute l’année en commissions de réflexions sur l’aménagement du site, la programmation, etc.  

Jour 3. Mercredi 31 juillet, 12h30, le complexe de la raviole 

Sentant que notre enveloppe corporelle est en train de muter en raviole sur pattes, on pousse ce matin notre chemin à pieds le long de la Drôme. On traverse le parc du Bosquet et on atteint la piscine intercommunale de Crest. Une piscine en plein air, avec vue sur la Tour de Crest (photo). On l’avait repérée la veille depuis le sommet de la Tour, scrutant le champ des possibles pour trouver comment occuper nos matinées. Désormais, chaque matin pendant quatre jours, on sera la première au guichet à l’ouverture à 11h00, pour tenter d’expier au moins psychologiquement, en grenouillant la brasse, nos excès de festival.

18h45, les premiers frissons

Premiers frissons d’émotion grâce à NOTA BENE, une toute jeune formation parisienne, sélectionnée par la commission en charge de l’organisation du concours dont c’est la 31ème édition. Le jeune quintet offre de la respiration pour l’auditeur, beaucoup d’interaction et de l’écoute entre les musiciens, un pianiste remarquable, une élocution très articulée du chanteur Rémi qui rend bouleversante leur version du “Throw it away” de Abbey Lincoln : “Give your love, live your life. Each and every day”. Boum, ça c’est cadeau, c’est direct au coeur.

23h30, l’hommage à la Drôme

En soirée sur le site du festival, la puissance du jeu de FESTEN dans leur répertoire Kubrick cartonne littéralement, servie par un jeu de lumières qui confère encore plus d’épaisseur au concert, à défaut de la projection vidéo des extraits de films associés. Le pianiste du groupe Jean Kapsa joue quasiment à domicile, lui qui est passé par le Jazz Action Valence. Les dédicaces d’albums s’enchaînent durant l'intermède de 35 minutes environ (photo), tandis que les festivaliers dansent la salsa près du bar au son d’une playlist qui ménage une transition de circonstance avec la seconde partie réservée au trio cubano vénézuelien Omar Sosa, Yilian Canizares et Gustavo Ovalles. Leur répertoire “Aguas” est à prendre comme un spectacle global, chanté et dansé, entrecoupé de quelques mots du pianiste en blanc sur l’environnement et d’un hommage, calculé ou pas, à la rivière locale. Rehaussé par le jeu de la violoniste comme extension de sa voix et par la démo époustouflante du percussionniste.

Jour 4. Jeudi 01 août. 17h45, l’ovation du public

Radieux, ils sont littéralement radieux sur scène, Pascal, Cyprien, Frédéric et Tom, qui forment le projet Human Songs. Les codes de la Soul sont là  : le trio introduit le set avant l’entrée en scène de Cyprien, le chanteur d’origine réunionnaise. Il y a déjà une identité au projet, une façon de raconter avec aisance une histoire au public, une voix captivante. On aime particulièrement les moments où Cyprien ajoute une touche de kayamb, cet instrument typique de la tradition musicale réunionnaise dont les graines produisent une sonorité proche d’un bruit de vagues. A entendre l’ovation qui leur est réservée place de l’église à Crest, ça sent le prix du public, sauf grosse surprise d’ici la fin de la compétition.

21h05, nos fissures recollées

Thomas Dutronc programmé en seconde partie de soirée attire ce soir la jauge la plus importante de la semaine. Plus de monde que de places assises, ce qui occasionne quelques incidents dans les gradins, sans entacher le recueillement général de la foule à l’écoute de l’univers solo de Elina Duni. La chanteuse conserve sa sérénité et s’en amuse: “tout le monde a trouvé sa place ?”. Ses tableaux sur le thème du départ, ses chemins d’exils, elle les accompagne au piano, à la guitare et aux percussions. Elle nous parle du kintsugi, cet art japonais “où les fissures recollées sont mises en avant”, avant de nous cueillir par son interprétation d’un blues “Willow weep for me” de Ann Ronell. Ovation.

00h45, les ravioles de minuit

C’était pourtant bien parti, le show de Thomas Dutronc & Les Esprits Manouches, avec Pierre Blanchard au violon et Rocky Gresset à la guitare - et le festival a de toute façon besoin d’une telle soirée locomotive pour renflouer les recettes de billetterie - mais on décroche complètement lorsqu’il fait monter sur scène pour danser Marlène et autres filles du public. On se retrouve au bar, à s’enivrer et bavarder plus que de raison. Conséquence ? On est littéralement affamée à minuit trente lorsque ferment les stands du village du festival. Plus de tapas, plus de burgers, mais une assiette de ravioles (photo) négociée juste avant extinction des feux s’avère salvatrice. 

Jour 5. Vendredi 02 août, 19h50, l’annonce des résultats

Parmi les groupes en compétition aujourd’hui, DYAS nous charme par le caractère solaire, lumineux, la grâce et la grande sérénité qui émanent du duo (photo) ainsi qu’une version ensorcelante du morceau “Afro Blue” qui nous change de sa reprise par Melanie de Biasio. Après délibération du jury dans la foulée de ce dernier jour du concours, l’annonce des résultats a lieu sur place : NOTA BENE est prix du jury, HUMAN SONGS reçoit le second prix du jury et le prix du public. On vous l’avait dit, non ? En première partie de soirée ensuite, le groupe SARAB nous semble avoir encore gagné, sur la scène parfaitement sonorisée, en effet de masse sonore enveloppante. On les adore, on voudrait les entendre dans tous les festivals.

00h00, le donjon illuminé

C'est ici le moment de parler de la beauté nocturne du site, la Tour de Crest constituant l’unique source de lumière mordorée, là-bas au loin, dans la nuit noire. Associée à l’habillage en lumières pourpres de la scène, c’est comme si le panorama nocturne avait le don de nous donner à voir les couleurs de notre propre coeur (photo). L’effet en est d’autant plus saisissant ce soir à l’écoute du “Sounds of Mirrors” de Dhafer Youssef, un continuum hypnotique, joué d’une traite. Chaque note du maître, jouée au oud ou chantée, nous mord au coeur. Ses aigus surnaturels sont relayés, prolongés par le sax de Raffaele Casarano. Un ami nous souffle à l’oreille qu’il trouve ce répertoire trop “lounge oriental” mais on reste pour notre part assez fascinée.

Jour 6. Samedi 03 août, 03h35, la clôture ...et son after

Après une journée à bouquiner, puisque le concours qui occupait nos après-midis est désormais terminé, on retrouve NOTA BENE, lauréat du jury, en ouverture du “Who’s Happy” de Hugh Coltman. Entertainment, élégance, humour pour un concert de clôture enlevé grâce aux claviers de Laurent Coulondre. Demain l’équipe procédera au démontage mais dans un avenir plus lointain, nos étés de plus en plus caniculaires inciteront-ils le festival à programmer sur une autre saison ? Et si l’aquarelle d’inspiration fantastique du collectif Kraken, présentée parmi les curiosités du Off rue Côte Chaude (ça ne s’invente pas), donnant à voir une Tour et un site en fusion (photo), était prémonitoire? La question ne semble pas à l’ordre du jour : c’est toujours début août que le festival fêtera l’an prochain 50 ans de jazz à Crest.

Le bilan

Côté concerts

- La vitalité et la qualité de la jeune scène jazz actuelle : 
Melusine, Festen, SARAB, Elina Duni

- Les découvertes coups de coeur du concours de jazz vocal 2019 :
Human Songs, Note Bene, Dyas

Côté festival

On a aimé

- La qualité du son à la fois sur la place de l’Eglise pour le concours et sur le site du festival : voilà un festival où l’auditeur n’est pas pris en otage de la violence sonore.
- Le donjon illuminé, en fond de scène, la nuit.
- La parfaite organisation du concours de jazz vocal : les membres du jury en août sont distincts de la commission qui a présélectionné les candidats, et un prix du public, sous réserve pour les festivaliers de valider un carnet de présence complète durant 4 jours, est décerné en parallèle aux prix du jury.
- La gentillesse de l’équipe d’organisation.

On a moins aimé 
- Les festivaliers doivent encaisser la chaleur à l’heure du concours, sur la place de l’Eglise, même si le vent fait de son mieux pour que l’atmosphère reste respirable.

Infos pratiques

Prix des consommations

Prix du vin : 2 euros + gobelet consigné 
Prix des ravioles : 7 euros

Prix du festival
Concours en accès libre.
65 euros les trois soirées + 24 euros par soirée supplémentaire.
Gratuit pour les moins de 15 ans.

Transports
En train TGV Paris Valence + TER Valence Crest  (entassement garanti comme en métro parisien, ce TER ne comportant que 2 rames).

Conclusion

Avec plus de 8.000 festivaliers payants sur la durée de la semaine, dans un contexte de multiplication du nombre de festivals d’été, Crest tient le cap en terme de choix de programmation. Tremplin pour les lauréats du concours, le festival se distingue aussi par la sympathie de son équipe d'organisation.

Récit et photos Alice Leclercq