Interviews
Chris Allex : «On essaie de détecter le potentiel d’artistes qui peuvent s’inscrire dans l’histoire du rock»

Voilà un métier au sein des festivals où les décisions seront forcément commentées, critiquées . On a discuté avec Christian Allex, programmateur des Eurockéennes, mais aussi du Cabaret Vert, et de Generiq. Histoire des Eurocks, têtes d’affiche, les coups de cœur et les ratés, tout est expliqué.

C’est la 28e édition des Eurockéennes cette année. Est-ce qu’il y a une recette pour durer aussi longtemps ?

Chistian Allex : Il n’y a pas de recette parce que quand tu commences un festival la première année, normalement c’est que pour la première année. Le mec qui monte un événement, il n’est pas sûr que ça va marcher. Et généralement, même l’année d’après, il ne l’est pas. Les Eurockéennes, c’était comme ça.

C’étaient qui les premières têtes d’affiche ?

Catherine Lara, Maurane, je ne sais plus trop … En fait ça s’appelait le festival du Ballon au début, en 1989. Ca avait été monté par le président du conseil général qui avait bien déliré. Le Ballon d’Alsace est entouré de plusieurs massifs, et un oiseau mythique, le grand tetras, vient soit disant se poser chaque nuit de pleine lune sur l’un d’entre eux. Lui avait voulu faire un festival qui était la première nuit le ballon d’Alsace, et allait se déplacer sur différentes cimes en fonction du tetras. Sauf qu’ils avaient à peine monté leurs affaires sur le ballon qu’à deux semaines du festival, ils ne pouvaient pas monter de scène à cause du vent. Du coup ils se sont rabattus sur le site du Malsaucy où est l’actuel festival. Ça a été une catastrophe, financière, en termes d’organisation… Ils ont reçu les affiches le lendemain de l’édition, je crois. Ils ont quand même remis le couvert l’année d’après, et l’année suivante, et très vite le festival a monté en notoriété. Nous, quand on arrive en 2000, on récupère et on reprend en main un festival qui a un capital historique phénoménal avec Bowie, les Red Hot, Rage Against The Machine… Tous ces groupes là qui sont venus jouer les uns après les autres, des entités de l’histoire du rock international, et un site du Malsaucy qui est juste incroyable. Ça va faire 15-16 ans qu’on respecte cette équation: le respect et la mise en valeur du site, et une programmation généraliste de genre, c’est à dire qu’on est très ouverts dans l’histoire du rock, mais on est quand même dans un style.

Comment est-ce que vous gérez les “squatteurs” des festivals, qui tournent partout ?

A la différence des Vieilles Charrues ou d’autres festivals, on ne va pas ouvrir vers la variété ou chanson française. Ça a le défaut de frustrer des artistes qui aimeraient bien venir aux Eurocks, notamment les groupes français qui tournent énormément toute l’année. Nous on a tendance à dire “Bah non, il y a plein d’autres festivals que vous pouvez faire, nous on préfère faire Action Bronson.” Si on prend des groupes français, on les prend de façon parcimonieuse: les Insus parce que la reformation de Téléphone est un événement, Louise Attaque pour la même raison et parce qu’on a une relation de longue date avec Gaëtan Roussel (l’artiste qui a le plus joué aux Eurocks).

Votre but est plutôt de proposer une programmation éclectique pour que le festivalier découvre des groupes, ou de lui donner des têtes d’affiche ?

C’est un mélange des deux. Déjà les têtes d’affiches t’es un peu obligé, pas forcément pour le côté économique, mais t’as une grosse scène devant 25 000 personnes et t’es quand même obligé de présenter des spectacles calibrés pour tenir des scènes comme ça. On essaie que ce groupe corresponde musicalement à ce qu’on aime et à ce que le festival a toujours voulu faire, mais qu’en plus le show soit quelque chose de juste monstrueux. Ce qu’on attend de Disclosure cette année. Il y a aussi des artistes découvertes, mais qui selon nous risquent d’être gros dans les prochaines années. Action Bronson, qui revient cette année, est devenu très connu aux Etats-Unis. Quand on l’a fait en 2013, il était beaucoup moins connu. Pareil pour Gossip, Foals... On essaie de détecter le potentiel d'artistes qui peuvent s’inscrire dans l’histoire du rock.

Dans le courant de l’année, c’est quoi le quotidien d’un programmateur ? Vous écumez tous les petits concerts ?

Non, ça c’est un mythe. Déjà parce que t’as un boulot de dingo qui t’empêche d’aller à tous les concerts que tu voudrais faire. Tu vas sur des festivals, tu écoutes de la musique, t’as des réseaux de personnes qui font remonter du son. On va sur plusieurs festivals  de référence à l’étranger et on fait notre petit choix là-dedans: le CMJ Music Marathon à New York en octobre, ou le South by Southwest au Texas en mars où t’as 1200 groupes en quatre jours. T’es rassasié mais ça te permet de voir toute la richesse de la scène anglo-saxonne, l’ensemble de la culture pop/rock/hip-hop américaine, anglaise, d’Europe du Nord… Il y a aussi le Great Escape à Brighton, les Transmusicales à Rennes…

Est-ce que vous avez un coup de coeur dans la programmation cette année ?

J’ai tendance à dire cette année que la journée du dimanche a une prog’ qui est l’exemple de ce que doit être l’affiche des Eurockéennes. Pour le coup il y a très peu de Français, à part Nekfeu. C’est assez culture rock, mais de l’electro de Caribou à M83, en passant par le rap d’Action Bronson, la pop de Courtney Barnett, de Mac Demarco, les ZZ Top qui sont un peu les papas de tout ça, les Tame Impala qui représentent la nouvelle génération psychédélique… Tout se mélange là et pour nous c’est ça, le “truc Eurocks”.

Pourquoi ne pas avoir certains gros groupes qui tournent cet été, comme Radiohead, Iggy Pop, les Red Hot ? Trop chers, pas disponibles ?

Alors, certains c’est le pognon c’est clair. Nous on fait 35 000 personnes par jour, donc quand des groupes deviennent très très chers et nous empêchent de faire le reste de la progra’, on les fait pas. Iggy Pop, on s’était posé la question à un moment, mais nous ce qu’on voulait c’était son side project avec Josh Homme. Il n’a pas voulu le faire tourner, c’est son choix, il voulait tourner en solo mais on l’avait déjà fait plusieurs fois. Même si l’album est vraiment bien, on a dit non. Pour les Red Hot, je crois qu’ils n’ont pas voulu venir en France du tout parce qu’ils n’avaient pas les offres qui les intéressaient. Typiquement en France aujourd’hui, tous les festivals ont privilégié un prix du billet accessible au public: on est tous entre 40-50€ par jour et des forfaits qui vont de 80 à 150€ pour les plus chers. Si on va en Europe, en Angleterre, en Belgique, on passe tout de suite à 80, 90, voire 100 balles la journée, parfois 200 pour 3-4 jours.

Qu’est-ce que vous pensez du Desert Trip de Coachella, avec des artistes emblématiques comme Paul McCartney, les Stones… ? C’est pas un peu pour assurer la retraite de ces gars-là ?

C’est des Américains, ils transforment une culture en un business. Ils ont fait de Coachella un business-type, deux week-ends de suite, la même progra, tout est maîtrisé, pensé marketing, rentabilité… Le Desert trip c’est le même truc, sur des groupes classiques. Ils aperçoivent que Coachella va de plus en plus vers une programmation jeune, il y a moins de monde devant AC/DC que Calvin Harris, David Guetta ou Martin Solveig. C’est une façon de cataloguer les choses. Là, ils sont en train de faire le premier festival de rock pour seniors. Et ça va marcher, ils le vendent hyper bien en termes de marketing, et en plus ça reste alléchant.

Vous vous occupez aussi de la programmation du Cabaret Vert, qui vient de déprogrammer Eagles of Death Metal. Si le cas s’était présenté pour les Eurockéennes, est-ce que vous auriez pris la même décision ?

Ca dépend. Pour le Cabaret Vert, j’ai fait un choix avec le directeur du festival. Aux Eurocks, je ne sais pas si Jean-Paul (Roland) aurait été d’accord avec moi. Le problème étant que je ne les ai pas virés parce que je ne suis pas d’accord avec leurs opinions politiques. Ses opinions, sa façon de voir la politique américaine, ça je m’en fous. Où j’ai dit “je le vire”, c’est qu’il utilise un événement comme le 13 novembre pour parler à tort et à travers, il s’en sert pour faire passer sa pensée politique qui dézingue le Bataclan, et faire la promotion de son groupe. Et ça, j’étais pas d’accord. D’ailleurs il avait fait une première sortie qui n’était pas bonne. On avait envoyé un mail, en disant “Bon, il y a des accords moraux, tu continues à faire un peu de promo par rapport à ton groupe sur ta pensée politique, mais la prochaine fois que tu dis quelque chose comme ça, on te vire”.

Est-ce qu’il y a des groupes que vous aimeriez absolument avoir un jour aux Eurockéennes ?

Prince, on voulait l’avoir. Pendant des années j’ai essayé de le faire, à un moment donné j’étais à deux doigts de finaliser le contrat avec son agent en 2005, puis ça a capoté au dernier moment. C’était mon objectif.

C’est quoi votre meilleur souvenir ?

Daft Punk, en 2006. Ca avait été particulier parce que dans les années 90, j’avais fait pas mal de choses dans la musique électronique avec eux. La dernière fois que je les avais fait jouer à l’époque, c’était en 1996. Ils ne faisaient plus rien, on se croisait de temps en temps, ils étaient partis à Los Angeles faire leur truc. Puis en janvier 2006, ils ont été annoncés à Coachella. Je les ai appelés, leur ai demandé s’ils ne voulaient pas faire un festoche en France, ils étaient partants. Du coup ça l’avait fait, puis quand ils sont montés sur scène c’était incroyable. C’était un super show, et de les revoir dix ans après sur une grande scène comme ça c’était grandiose.

Et le pire souvenir ?

Il y en a plusieurs. Le Wu-Tang Clan, quand ils étaient venus en 2007, ça avait été l’enfer à cause de leur comportement et d’une série de conneries avant de venir. Missy Elliott aussi, quand elle avait joué après Jay-Z en 2010. Elle était venue à l’impro’ totale, sur la grande scène, tout le monde l’attendait. Elle répétait encore deux minutes avant de monter sur scène dans le catering avec ses danseuses qui ne connaissaient pas la choré. Elle chantait n’importe comment. Elle s’était même pris des pompes et des bouteilles dans la gueule. C’était pitoyable, et très exposé en plus car à la fin, sur la grande scène.

Comment ça se passe quand un groupe annule à la dernière minute ?

Tu te débrouilles. En 2009, quand NTM s’était reformé, on les avait programmés sur les Eurocks, mais Joey Starr était parti faire le couillon avec sa serpette. Il avait été mis en prison et toute la tournée avait été annulée, deux-trois semaines avant les Eurocks. Du coup, son manager avait essayé de le faire sortir de prison, il y avait eu deux-trois convocations avec les avocats, on essayait de trouver une solution. On avait envisagé qu’il vienne avec un bracelet électronique, à la limite avec le fourgon pénitentiaire au cul de la scène, il sortait, il jouait et hop il remontait dans le fourgon ! On a essayé de trouver toutes les parades et puis bon, ça n’a pas marché. Du coup on a connecté les Cypress Hill. Les Run DMC en 2001 aussi ont appelé, ils étaient à New York, et nous ont dit “on a loupé l’avion, on va pas le prendre”. Ils devaient jouer le lendemain.

Propos recueillis par Liv Audigane
Photos de Stéphanie Durbic.