On était à
Le Bout du Monde n'est pas si loin !

Tout festival dans sa deuxième décennie a passé un certain cap : il a consolidé ses choix, son organisation, son assise locale, son équipe. Pour durer, il s'attache à montrer que d'année en année, il ne s'essouffle ni dans la démarche ni dans son contenu. Pari réussi à Crozon, qui a offert cette fois encore trois jours d'un weekend radieux.

Vendredi : déjà du lourd

Choisir un site comme la presqu'île de Crozon pour cadre d'un festival devenu énorme, tant en termes d'attractivité que de logistique, impose certaines choses. Ainsi, les organisateurs limitent la jauge du public depuis plusieurs années (du coup, le festival est souvent complet bien avant la date). Les festivaliers doivent, eux aussi, faire en conséquence.

Pour avoir négligé de réaliser qu'une presqu'île est nécessairement un goulot d'étranglement en termes d'accès, nous avons suivi un long et lent (et joyeux!) convoi de véhicules pendant 45 mn, le temps de voir s'écouler les horaires de passage d'Ondatropica et de Rokia Traore. La journée commençait donc, malgré un soleil radieux et un cadre splendide, par une déception dont nous étions seuls responsables. Un brin pressés de ne pas en rater plus, nous avons vite dépassé la petite ville que commençait déjà à constituer le camping du festival pour arpenter le site des concerts proprement dit.


Crédit Photo: Nicolas Le Gruiec

Celui-ci est en lui-même assez énorme, mais au vu de la foule qui s'y déploie pendant 3 jours, ce n'est vraiment pas de trop. La première chose qui caractérise les lieux, ce sont les trois scènes, et la disproportion assez marquée entre la « grande » et les deux plus petites (dont un magnifique chapiteau), et l'éloignement entre celles-ci. Or, comme les concerts s'enchaînent entre les scènes avec 5 minutes de répit, il ne faut pas chômer pour aller de l'une à l'autre, et pour peu qu'un groupe déborde et qu'on veuille vivre le moment avec lui jusqu'au bout, on rate forcément le début du set suivant. L'autre caractéristique est que sur les deux petites scènes, où ça joue en même temps, les artistes programmés passent deux fois dans la journée, un choix qui permet de ne pas trop rater de découvertes mais « saucissonne » les sets en 2 fois 40mn et conduit la plupart des groupes à jouer grosso modo 2 fois le même set.

Fraîchement débarqués, nous sommes allés directement sous le chapiteau et son énorme poisson suspendu pour découvrir la musique élégante et la jolie voix de Yasmin Levy, avant d'aller musarder du côté de la scène Kermarrec, pour se prendre direct la première et sans doute pas la moindre des baffes du week-end, avec le set impressionnant de Sandra Nkake. Voix puissante et précise, propos clairs et musiciens impeccables, on découvre un groupe généreux, des paroles pas nunuches, une énergie de dingue et des morceaux justes et bien foutus, entre soul, rock, funk... Avec une belle reprise de Rage against the Machine en cerise finale, tout le public était scotché et beaucoup sont sans doute revenus pour le second set, plus tard.

Premier très gros morceau de cette prog du vendredi, Joe Cocker a délivré un concert tel qu'attendu, c'est-à-dire propre et sans surprise, qui a ravi tous les gens venus l'entendre dérouler le juke-box.

La récurrence musicale de la soirée (les rythmiques skas et le festif fastoche) a démarré avec la prestation de la Troba Kung-Fu, groupe catalan alternatif et gouailleur.

Les genoux ont continué de gigoter autour de Shantel sur la grande scène, pour une grosse heure de fiesta non-stop, sur-vitaminée et pas putassière pour autant, avec la foule dans la poche et la fièvre des bons soirs d'été.

Après ça, nous avons pris le temps de déambuler un peu entre les multiples points de restauration ; on pouvait tout le week end manger de la cuisine de beaucoup d'endroits du monde, mais mention spéciale aux stands de barquettes de fruits bio, au bar à soupe, à la restauration savoureuse bio (rougail ou sandwichs fleurs/fromage, pour un prix très raisonnable surtout comparé à la junk food surtaxée d'autres stands...) et... au bar à yaourts!


Crédit Photo: Festival du Bout du Monde - Ska-P 

Le temps d'aller voir Boulevard des Airs et de se dire que c'était sans doute efficace mais qu'on ne comprenait pas trop où ils voulaient en venir, on est retourné se prendre un petit shoot de Sandra Nkake avant de rejoindre le grand barnum bien rodé de Ska-P. ET de constater que ça ne passait pas, la voix du chanteur, les morceaux pop-punk et les causes gaucho faciles, au contraire d'un public ravi et qui en redemandait manifestement. Un peu saturé de rythmiques syncopées pendant toute la seconde partie de soirée, nous avons délaissé le champ de bataille une fois le calme revenu. Bravo, en passant, aux bénévoles qui parfois veillaient avec sérénité et bonne humeur sur le bord des routes jusqu'à 4h du matin...

Samedi : la grosse foule

Autant il avait un peu plu vendredi soir, autant le reste du weekend a été ensoleillé. Autant dire que le mot d'ordre de nombre de festivaliers après un petit déjeuner tardif était : « plage ! » (Pour ceux, du moins, qui ont osé sortir du camping...). La beauté de la presqu'île était là pour qui voulait en profiter, et le site du festival, bien qu'énorme, était bien circonscrit ; on ne peut donc pas dire que les environs étaient un territoire occupé par une armée de fêtards, au contraire il y avait de quoi se poser le temps d'un répit salutaire avant de replonger dans le bain.

Parce que bon, ce n’est pas tout ça, mais samedi et dimanche ça commençait dès les environs de 15h et ce, pour 12h de musique non-stop. Et il y avait du monde dès le début d'après-midi, pour la première prestation du groupe touareg Terakaft, impeccable et envoûtant. Les 4 musiciens ont déployé une musique forte et belle, toute en électricité retenue, en groove hypnotique. Une bien belle manière de commencer la journée, et déjà un des temps forts indéniables du samedi.

La foule était déjà là, et ce n'était qu'un début. L'ambiance décontractée et familiale était là : beaucoup d'enfants (avec un espace qui leur était dédié et le prêt bien vu de protections auditives), beaucoup de gens d'un certain âge aussi, au milieu de tous ces jeunes où la foire au déguisement délirant atteignait parfois des sommets improbables.

Après, ben, que dire ? Le Shibusa Shirazu Orchestra, ou un ovni total, ahuri, hallucinant. De la folie japonaise jouissive et qui ne rentre dans aucun carcan. Imaginez une quinzaine de musiciens (tous excellents), 7 ou 8 danseurs tantôt issus du traditionnel Butoh, tantôt dans des tenues kitschs et bien barrées, et même un peintre créant en direct en fond de scène. Le tout pour un spectacle qui n'était pas que visuel, les danseurs évoluant sur des morceaux longs et travaillés, jazzy ou rock prog, dans un ensemble mouvant et un joyeux bordel qui n'avait rien d'un foutoir complaisant mais au contraire très cohérent, juste débridé, ébouriffant, une sorte de Funkadélic nippon, dont le maître de cérémonie, clope au bec et sourire canaille, donnait des consignes aux musiciens et danseurs quand il ne prenait pas de photos du public. Il était 17h à peine et on avait déjà eu droit à un truc qui sort des sentiers archi battus des festivals ordinaires.


Shibusa Shirazu Orchestra

Petite récré avec Gypsy sound system, formule efficace mais à l'énergie un peu tassée, qui ne décollait pas franchement Il paraît que leur 2e set était nettement plus explosif, dommage de l'avoir raté.

Puis vint cet énorme monsieur du blues qu'est Taj Mahal. En formation resserrée (batterie et basse en soutien de la guitare et du chant), l'américain a emporté la foule dans son blues de connaisseur, partageant sa musique dans un français très honorable, avec une chaleur humaine indéniable. Percutant, ciselé, multiple, son jeu de guitare a accompagné sa voix habitée au service d'un répertoire allant du country blues à la musique mandingue. Chapeau, monsieur, c'était grand.


Taj Mahal

Sous le chapiteau, on continuait sur un petit nuage dans de belles retrouvailles avec Lo'Jo, toujours aussi uniques et humains, inventifs, et tellement ensemble qu'on se sent de la famille. Encore un groupe qu'on irait voir deux fois.

Cela faisait déjà deux bonnes heures que la prairie était devenue bien peuplée, et à partir du set de Cali (dont on ne dira rien, c'est mieux, si ce n'est que ça a visiblement beaucoup plu à certains, et traumatisé d'autres, réfugiés au bar), l'espace a fini par manquer sur le site, qui affichait pour le coup plus que complet.

Le temps de reprendre une délicieuse dose de Terakaft, nous avons découvert un peu Amparo  Sanchez ; l'andalouse nous a plu, pas complètement séduits (peut-être pas le bon moment pour être réceptifs). De même, de Gaël Faye on retiendra surtout l'envie de le revoir dans un autre contexte pour juger de ce qui nous a par ailleurs sincèrement interpellé.


Crédit Photo: NAW Nebulae Art Work - Omar Perry

En cœur de soirée, le show de Manu Dibango & soul makossa (avec la belle incursion de Cheik Tydiane) a tranquillement fait voguer un public calme et réceptif, avant que la troupe de Seun Kuti & Egypt 80 mette le feu de l'afrobeat sur la prairie. Show un peu trop calibré, mais un très bon moment de fusion nigériane. Le temps d'écouter un peu d'Omar Perry, l'heure a semblé venue de déserter pour en garder sous le coude pour une troisième journée à la prog prometteuse.

Dimanche : du bonheur tous azimuts

Au port du Fret en contrebas du site, des gentils troupeaux fatigués et joyeux ont continuellement rallié la plage ou le bar pour débuter la journée, s'occupant, comme du reste au camping, entre parties de pétanque ou de Molky, bœuf apéro dans un coin ou baignade fraîche et bienvenue.

Il y avait pourtant déjà du monde pour le premier passage de Lyannaj neve, et tant mieux. Quel plaisir de voir cette nouvelle formule de la rencontre entre les guadeloupéens de Akyo Ka et des bretons de Kejaj emmenés par Hervé Le Lu, très heureux d'être là, comme visiblement tous les musiciens. Belle fusion très chaloupée, portée par de belles voix et les percussions, accompagnée par un des meilleurs groupes de la scène fest-noz. Un vrai bonheur, sensuel et convivial, et simplement beau.


Lyannaj neve

Autre fusion réussie, la rencontre entre Ray Lema & l'orchestre symphonique universitaire de Brest. Originale et cohérente discussion entre une formation classique, les polyrythmies africaines et l'univers à part entière du pianiste et chanteur congolais, la prestation aura offert un beau moment, surprenant et apprécié.

Déçu d'emblée par la pop rock bon enfant des 77 bombay street, nous avons rapidement rejoint le chapiteau pour prendre encore une bonne claque, dispensée par l'énoooorme combo américain du Souljazz orchestra, puissant, souriant, intelligent, dansant, varié, imparable de groove tous azimuts.

De la rue ketanou, qu'attendre ? N'étant pas trop clients de la démarche « rebelle consensuel et sympa », nous étions néanmoins curieux de voir comment les 3 gars allaient pouvoir embarquer un auditoire aussi massif. Force est de reconnaître qu'ils ont réussi à emmener une foule (certes conquise d'avance) dans leur univers et en ressortir convaincants.

Au chapitre des « gens qu'on n'aura pas vus et on regrette », La Yegros et surtout Melissa Laveaux (dont les horaires ont été changés au dernier moment), au profit des très attendus Watcha Clan. Les marseillais ont été impériaux, complètement dans leur musique, heureux d'être là, énergiques et chaleureux. De la drum'n' bass surboostée au chant nomade et suave, en passant par les guitares électrisantes et la basse envoûtante du guembri, on aura apprécié la présence très forte des musiciens. Une claque qu'on attendait, et qui n'a pas déçu. Détonnant.


Watcha Clan

Autre belle surprise de cette dernière journée, Jacques Higelin. D'autres l'attendaient, épris du bonhomme et de son répertoire ; pas nous. Or, M. Higelin a été ahurissant, emmenant d'une voix éraillée et prenante un répertoire servi par des musiciens impeccables, sans jamais s'autoparodier ou la jouer complaisant avec le public, un beau morceau de bravoure et une vraie surprise comme on les aime.

Fuyant les grosses machines de Kool & the gang et Israel Vibration, on a par là même renoncé à Bauchklang pour partir. Wow. On ne ressort pas tout de suite de cette immersion de trois longues journées, portées par des musiques et des moments forts. Il a fallu pour ça tout le chemin du retour, plein d'une fatigue satisfaite et d'un calme bienvenu.

Côté concerts :

La claque :
Watcha clan, qu'on a envie de revoir vite.

La surprise :
Higelin, déconcertant et touchant, vrai, en pleine forme.

Le show qui assure :
Shantel, qu'il aurait peut-etre mieux valu placer le samedi soir, du coup...

La révélation:
Sandra Nkake, qui a de quoi tenir la dragée haute à de plus grosses têtes d'affiche et avec qui il faudra compter plus tard.

Les artistes qu'on ne se lasse pas de retrouver :
Lo'Jo

Les déceptions :
Ska-P, à force de brosser les rebelles dans le sens du poil, on en devient convenu et fadasse, même sur fond de rythmique ska festif.
Joe Cocker, déception attendue mais déception quand même, vu le profil et le répertoire du gars.

Les perles du bout du monde :
Terakaft et Lyannaj

Côté festival :

On a aimé :

- le site splendide, pas dénaturé ni envahi qui plus est par le festival, bien circonscrit
- l'organisation bien huilée d'un festival en pleine jeunesse malgré le gigantisme de l'événement, qui garde sa place à la convivialité
- l'ambiance familiale et sympathique tout au long du week end
- la gentillesse et la disponibilité des innombrables bénévoles
- la programmation variée et très riche en découvertes

On a moins aimé :

- le temps d'accès au site (mais forcément le prix à payer pour un bel endroit enclavé comme celui-ci)
- le chemin à faire pour aller d'une scène à l'autre (surtout avec si peu de temps entre les groupes)
- la saturation du samedi soir, un peu étouffante même dans un lieu si vaste.

La Conclusion

En somme, il est bien difficile de synthétiser trois jours aussi riches. On pouvait se laisser porter par l'ambiance et profiter vaguement de la musique ou se baffrer d'une programmation ambitieuse et jouissive. Peuplée mais décontractée, "cette énorme machine" parvient quand même à dispenser des moments très humains autour des musiques du monde, Crozon tient toujours le haut du pavé des festivals bretons. A l'année prochaine pour les 15 ans !