On était à
Sons d’Hiver, haute-couture musicale collection hiver

Premier défilé à la mode jazz de l’année, l’excellent Sons d’Hiver éblouit par la programmation pointue et inventive de sa 26ème collection. On vous raconte nos découvertes de janvier choisies parmi les seize soirées du festival, réparties dans plusieurs villes du Val-de-Marne.

Jour 1. Vendredi 13 janvier. 20h30, montrer son étoffe de héros

Nous pouvons nous sentir privilégiés de vivre les créations musicales qui vont suivre” : c’est par ces mots plein de promesses que le directeur de Sons d’Hiver déclare ouverte l’édition 2017 au Théâtre du Kremlin-Bicêtre. La salle a fait le plein d’un public d’âge divers, des seniors aux trentenaires (photo); dans les rangs des fidèles du festival discutent du défilé des concerts à venir. La première partie nous assène d’emblée un choc, peut-être le choc de notre festival. Sur le podium, Nasheet Waits, batteur new-yorkais de 45 ans, explose de fougue avec son quartet Equality (batterie, contrebasse, saxophone, piano). La tension créée par les développements des musiciens nous happe littéralement. Une véritable tempête, qui finit en accalmie moelleuse pour les oreilles, avant un dernier rappel par le public.

22h07, revisiter l’habit d’époque

Après l’entracte, une dizaine de musiciens coiffés de chapeaux de soldats investissent la scène, dirigés par le trompettiste de Chicago Ernest Dawkins, pour un hommage au centenaire du débarquement du jazz en France. C’est en 1917 que l’orchestre d’un régiment afro-américain venu soutenir la France en guerre introduisit le rag-time sur notre sol. Le spectacle, qui brode des effets electro rugueux et des vidéos, nous parait un poil long (deux heures tout de même), mais on suit la danseuse Kia Smith qui fait corps avec la musique (photo) et on est heureux de découvrir enfin le spoken word du fameux saxophoniste et MC britannique Soweto Kinch. Une ouverture de festival en fanfare au sens propre donc.

Jour 2. Samedi 14 janvier. 23h12, se tailler un costume de vrai dur

23h12, c’est l’heure qu’il nous aura fallu attendre le lendemain, samedi, pour prendre notre pied musical avec le Jus de Bocse Quartet (prononcez “jukebox”!) dirigé par le cornettiste et chanteur Médéric Collignon (photo). La soirée avait pourtant débuté dès 20h au Théâtre de la Cité Internationale, en limite Sud de Paris. Mais les deux premiers concerts nous ont semblé interminables. Autre théâtre, même type de public, et même attente envers Collignon et sa relecture des bandes originales de polars des années 70 peuplés de vrais durs. Cela valait le coup d’être patients : le cornettiste aux trois Victoires du Jazz, véritable showman, prend le public à partie et le transporte dans des ambiances brumeuses puis funky. On est carrément emballé par la puissance de son chant, par la virtuosité du pianiste Yvan Robilliard au Fender Rhodes et par le petit nouveau du groupe, le batteur Nicolas Fox dont on connaissait le potentiel de feu pour l'avoir découvert avec son groupe nOx.3 à Jazz à Vienne. En attendant dans le froid le dernier RER pour rentrer sur Paris à minuit quarante, on se dit avec d’autres spectateurs que l’on aurait préféré que Collignon ait toute la soirée à lui pour partager sa fibre cinématographique.

Jour 3. Samedi 21 janvier. 20h43, s’affranchir des diktats de la mode

Une semaine plus tard et des degrés en moins, on retrouve Médéric Collignon (photo), cette fois au sein de Kit de Survie (en milieu hostile), un sextet imaginé par Serge Teyssot-Gay, l’ex-guitariste de Noir Désir. Dans la grande salle Jacques Brel de Fontenay-sous-Bois, l’attaque inaugurale des cuivres nous regonfle d'énergie, après un trajet dans le froid en navette depuis Paris pour parvenir au site difficile d’accès sans voiture. Pas d’étiquetage de la musique, pas de carcan, les frontières sont abolies entre rock et hip-hop avec même une influence afrobeat sur certains morceaux. Pieds nus ancrés dans le sol, t-shirt noir laissant apparaître ses bras tatoués, le fashion guitariste utilise autant le mediator qu’un archet ou une baguette de tambour pour faire résonner son instrument. Il dirige l’ensemble en laissant libre cours au flow de Mike Ladd (photo) et Marc Nammour et en évoluant sur scène avec les pas souples d’un félin. On sait pourquoi on est venus.

22h40, vouloir en découdre

Après une pause plus longue que prévue, on peine à se réchauffer dans la salle, collection hiver oblige. La soirée poursuit son ouverture au-delà du jazz avec le chanteur californien de 26 ans Charles X (comme Malcolm, pas comme le roi de France), qui entend manifestement nous bousculer en bondissant de fauteuil en fauteuil dans le public. A ce hip-hop rentre-dedans on préfère la soul des titres qui suivent, Peace et The Man Who Ruled The World (photo). Minuit passé, on finit par partir en partageant un taxi avec une jeune femme venue elle aussi pour Serge Teyssot-Gay, après l’avoir suivi la veille au concert de Debout dans les cordages, un autre de ses projets. Une passionnée bravant le froid et la distance, comme on en rencontre en festivals.

Jour 4. Dimanche 22 janvier. 17h06, rendre une robe blanche iconique

Le lendemain, le soleil d’un dimanche d’hiver nous éblouit lorsqu’on traverse le Pont de l’Alma jusqu’au musée du Quai Branly. Le billet de concert du jour donnant accès aux collections, on en profite avant d’aller écouter au sous-sol du musée dans l’écrin du Théâtre Claude Lévi-Strauss, Jacques Schwartz-Bart, saxophoniste guadeloupéen émigré à New-York. Là, tout est magnifique : les mises en lumière sophistiquées, l’acoustique, l’attention d’une salle comble de 500 personnes au jazz spirituel métissé de musique vaudou haïtienne. Pieds nus, cheveux enturbannés de rouge et robe blanche, Moonlight Benjamin nous transperce le coeur de sa voix intense, puissante, d’une présence phénoménale. Une icône de grâce. Ils ne sont que trois (photo), avec le percussionniste Claude Saturne, mais tout l’espace est rempli. Les morceaux plus lumineux les uns que les autres sont introduits par les mots du saxophoniste : ici il rappelle qu’il se trouve lui-même au confluent des cultures antillaise et juive, là il parle des tourments de la conscience humaine comme d’un fardeau porté sur le dos dans le rite vaudou. Deux rappels par un public transporté par tant de beauté et qui ne quitte qu’à regret le Théâtre.

Jour 5. Jeudi 26 janvier. 20h46, travailler les motifs et le velours

Le festival reprend quelques jours plus tard à Vincennes. A moins de dix minutes à pied du métro, on découvre une confortable salle de 300 places, l’Auditorium Jean-Pierre Miquel, au fond duquel se détachent un piano à queue toutes cordes ouvertes sur la droite et un orgue sur la gauche (photo). Deux artistes solos vont successivement nous faire partager leur intimité. Sans un mot, saluant humblement le public, Craig Taborn, pianiste américain virtuose de 46 ans, déroule ses créations free jazz. Ne pas y chercher de mélodie, se laisser juste aller aux notes claquées isolément comme autant de points d’exclamation puis au grondement inquiétant et aux motifs répétés furieusement à l’envi, tels des soubassements de musique techno - on cherchera sur internet après le concert sa collaboration avec le DJ techno Carl Craig. Amina Claudine Myers ensuite, à 74 ans, nous enveloppe du velours de ses accords au piano et à l’orgue et du velours de sa voix d’où ressort la douleur des negro-spirituals de ses ancêtres : “I’m so tired of this long journey, filled with misery and pain”. Encore une superbe soirée.

Jour 6. Vendredi 27 janvier. 20h50, triturer les textures

Le lendemain, après une journée de travail, on se serre dans le RER pour aller là-bas dans la ville qu’on appelle Maisons-Alfort. Une dizaine de minutes de marche depuis la gare dans des rues résidentielles et l’on parvient au Pôle Culturel d’Alfortville. Dans un amphithéâtre complet de 400 personnes, le pianiste néo-zélandais Aron Ottignon s’installe avec Rodi Kirk à la batterie et Sam Dubois au steel-drum (photo). A 34 ans, après avoir tourné avec Woodkid et co-écrit Papaoutai de Stromae, il vient tester sur nous son premier EP sur le label Blue Note. Décontracté, il boit quelques gorgées de vin, nous demande la traduction de son titre Starfish, enchaîne ses nouveaux morceaux electro jazz aux textures aquatiques, Nile dans une version live étirée au maximum avec un solo de steel-drum d’une richesse épatante et Waterfalls. Et on aime ça. A ce plaisir direct succède l’ébahissement. La création suivante imaginée par le saxophoniste de 76 ans Roscoe Mitchell entouré de batterie et de cordes, produit un effet ahurissant de fracas. On prend conscience qu’on est en train de vivre notre première expérience de free jazz poussé à ce point, chaque musicien nous semblant évoluer séparément. On observe des spectateurs capituler toutes les 10 minutes. Nous c’est la maltraitance aux violons, triturés pour grincer, qui a raison de nous après 45 minutes.

Jour 7. Samedi 28 janvier. 20h10, accessoiriser sa silhouette

Une autre dimension du violon nous attend heureusement le lendemain, samedi, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine. Partis à 18h30 de Paris Châtelet et arrivés à bon port en 40 minutes grâce à la navette qui a fait le plein, on prend place dans une salle archi complète. Equal Crossing, c’est le nom de la suite en trois mouvements, mi-angoissante mi-envoûtante, composée par le violoniste Régis Huby (photo). Entouré de Marc Ducret à la guitare électrique, Bruno Angelini au Fender Rhodes et Michele Rabbia à la batterie, Régis Huby joue du violon assis, avec ses pieds. Un violon électroacoustique tenor, au design singulier, prenant par moments la tessiture d’un violoncelle, et des pédales d’effets comme accessoire. S’il y a un disque que le festival nous fera acheter c’est celui-ci, c’est dire si on a adoré. On reste longtemps transportés, même pendant les élégantes pièces jouées par le trio new-yorkais qui suit, mené par Dave Douglas à la trompette. Avant de reprendre la navette on échange sur les concerts de la veille avec notre voisin, qui ne fait pas dans la dentelle pour exprimer son ressenti opposé au nôtre. Les goûts…!

Jour 8. Dimanche 5 février. 17h32, finir en total look vintage

La semaine suivante, le festival se clôture par un bal de chansons vintage à La Java, une salle parisienne du quartier de Belleville. Sous le nom décalé de Bal à Momo, neuf musiciens sur la micro-scène encaissée en sous-sol tricotent pendant deux heures un patchwork de reprises : Let’s Dance de Bowie, I’ll Be There (j’attendrai), Papa’s Got A Brand New Bag, Respect, Lady Marmelade, Seven Nation Army, I Feel Good, (I Can’t Get No) Satisfaction, Le Telefon, Superfly de Curtis Mayfield, Pump It des Black Eyed Peas enchaîné avec Louie Louie d’Iggy Pop, I Love Rock’n Roll, Rock This Way d’Aerosmith enchaîné avec J’ai Vu de Niagara… A l’équipe du festival qui décompresse après quatre semaines intenses se mêle un public venu guincher le dimanche. On discute avec un fidèle du festival, saxophoniste lui-même, qui nous fait regretter de ne pas être allés à un des concerts à Cachan. La bière coule à flots et le groupe fait s’avancer les danseurs près de la scène chanson après chanson (photo). Qui est le fameux Momo ? L’énergique chanteur Gaspard LaNuit alias Marc Chonier ou Fabrice Theuillon qui pose son saxophone pour chanter un déchaîné Killing In The Name des Rage Against The Machine ? On repart sans savoir mais avec un grand sourire.

Le bilan

Côté concerts

Le choc
Le batteur Nasheet Waits, créateur d’emballement du métronome.

Le showman
Le cornettiste, saxhorniste, chanteur, slameur Médéric Collignon, créateur de bruitages même avec un téléphone mobile !

Le défricheur
Le guitariste Serge Teyssot-Gay, créateur de rencontres musicales en “Zone libre”.

L’esprit
Le saxophoniste Jacques Schwartz-Bart, créateur de lumière

La révélation
La chanteuse et prêtresse vaudou Moonlight Benjamin, créatrice d’émotion infinie

L’aventureux
Le pianiste Craig Taborn, créateur de motifs furieux

Le décomplexé
Le pianiste Aron Ottignon, créateur de textures aquatiques

L’augmenté
Le violoniste Régis Huby, créateur d’un voyage fascinant et de sonorités mutantes

Côté festival

On a aimé :
- Les mots introductifs du directeur Fabien Barontini avant chaque concert, qui donnent de la continuité entre les soirées et le sentiment de vivre un festival et non pas une série de concerts.
- La grande précision du site internet.
- Une programmation pointue et un public attentif.
- Les tarifs abordables (12 euros le concert en moyenne en tarif abonné)
- La navette mise en place par le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine

On a moins aimé :
- La programmation (jour 2) du Magnetic Ensemble dans une salle assise dont s'accommode mal leur techno frénétique créée par piano, batterie et percussions.
- Les lumières du Théâtre de la Cité Internationale.
- La navette pour Fontenay qui ne pouvait pas assurer un retour à un horaire compatible avec des correspondances métro.

Conclusion

Libre et audacieux, attentif à la création, Sons d’Hiver programme des artistes peu vus en France et veut montrer que la jazz a toujours envie d’évoluer. Hiver après hiver, le festival unit spectateurs passionnés et musiciens par les liens du son. A l’année prochaine donc !

Récit et photos d'Alice Leclercq.

1/ Dans le documentaire Jacques Schwartz-Bart, la voix des ancêtres que l’on a visionné sur France ô une semaine avant le concert, le saxophoniste explique que sa quête de l’art vise à “créer une nouvelle lumière”, en écho à l’incipit du livre Prix Goncourt 1959 de son père André, juif Résistant : “Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes”.