On était à
Banlieues Bleues 2022, pour les plus belles balades sonores banlieusardes

La 39ème édition du festival Banlieues Bleues nous permet de retrouver les salles de concert de Seine-Saint-Denis. 12 salles dans 12 villes, pour un florilège de dates et de formations musicales, des plus connues aux plus confidentielles. La programmation croise les styles, du jazz, du rap, de l'electro, des musiques traditionnelles turques, antillaises, maliennes, angolaises ou encore latino-américaines... sans parler des innombrables actions musicales avec les artistes du festival, et les concerts-rencontres, à destination des jeunes publics. Entre Pantin, Montreuil, Aubervilliers et Saint-Ouen, nous vous racontons ce que nous avons retenu de la plus éclectique et la plus ouverte des programmations musicales des festivals du début du printemps.

Jour 1. Dimanche 27 mars, 17h, les premiers parfums de l’été

Le premier concert auquel nous assistons prend place juste après le passage à l’heure d’été, dans la salle de résidence du festival, la Dynamo de Pantin. La fatigue due à cette heure de sommeil perdue est accueillie à bras grands ouverts par la musique enveloppante de , le nonette formé autour de Boris Boublil (photo). Le pianiste du Surnatural Orchestra a convié John Parish, guitariste bien connu des amateurs de PJ Harvey, ainsi que Csaba Palotaï, également à la guitare - habitué de la Dynamo, Théo Girard aux basses et Sacha Toorop à la batterie pour former la grande section rythmique de la formation. On retrouve aussi sur scène la saxophoniste Morgane Carnet, que l’on croise régulièrement sur les planches de la salle pantinoise, accompagnée de Robin Fincker au sax ténor, Antoine Berjeaut aux trompettes et Jesse Vernon au violon.

La salle est disposée pour recevoir le public assis, avec la scène laissée au niveau du sol. L’ambiance est à la douceur et à la proximité avec le public, parfait pour un dimanche après-midi confortable bercé de musiques enivrantes.

Jour 2. Mardi 29 mars. 20h45, les débuts de festival sont le nouveau bouquet final

La soirée s’annonce plus que chargée à la Dynamo avec 5 groupes annoncés sur 2 scènes (photo). La queue pour boire un verre au bar s’allonge à vue d'œil. On ne s’attendait pas à ce que notre mardi soir ressemble à un vendredi de fin de festival. Les fans sont donc au rendez-vous ! Le premier groupe suisse, Cyril Cyril, est composé de deux garçons les cheveux dans le vent au style inclassable et aux voix réverbérées, l’un à la guitare (qui fait parfois place à un banjo) et l’autre à la batterie. Les paroles pêle-mêle sont à l’image de leur autodérision de fin de concert (tenues à froufrous et serre-têtes Mickey): « l’autoroute blanche, la piscine le dimanche, le Mont Saint Michel », extrait de leur morceau "Les Gens".

Le timing est serré ce soir et on a hâte de voir la belle formation européano-turque de Derya Yildrim et du Grup Åžimsek dans la salle de concert. Les balades folk anatoliennes reconnaissables au son du saz et de la voix de la chanteuse nous transportent dans une ambiance stambouliote des années 70 grâce à un mélange d’orgue et de guitare psyché. L’esthétique est savamment orchestrée et le sourire de Derya nous fait fondre.

22h15, la fièvre du mardi soir

On ose les grands écarts de style à Banlieues Bleues, pour le meilleur ! Dans le hall, c’est le producteur tunisien Ammar 808 (photo) dont le pseudo fait référence à la célèbre boîte à rythme de chez Roland, qui vient de larguer les amarres de la techno dystopique nord-africaine. Il nous offre un set tout en lumière avec des animaux à cornes sur un fond tie&dye qui plonge la Dynamo dans une ambiance de hangar berlinois en after. Nous avons juste le temps de reprendre un verre avant de continuer la soirée en compagnie des néerlandais de Yin Yin qui enflamment le dancefloor avec un son entre le rock, la funk et des accents de thaï beat asiatique. Les percussionnistes infusent une énergie brute et le petit accent du chanteur quand il s’adresse au public finit de nous convaincre.

23h15, la cumbia sans dessus dessous

Les concerts ont pris un peu de retard, les programmateurs ont été gourmands et nous en sommes ravis. Il est déjà 23h15 quand les Meridian Brothers (photo) se lancent à corps perdus dans le dernier concert de la soirée. Les colombiens nous surprennent à chaque tournant avec un savant mélange de sonorités électroniques et de rythmes latino-américains, c’est une cumbia futuriste inattendue qui se révèle à nous à ce stade de la soirée. Nous quittons la salle avec l’impression que cette soirée était déjà trop intense pour nos oreilles. Hâte de voir la suite.

Jour 3. Mercredi 6 avril. 20h30, des rivages de l’Afrique aux côtes de Seattle

On retrouve la Dynamo pour une nouvelle soirée éclectique : au programme, un trio de rythm-and-poetry sur le thème de l’exil, suivi par un second trio exclusivement féminin rendant hommage au grunge du groupe Nirvana. Exillians (photo) devait participer à l’édition 2020 du festival - perturbée par la crise sanitaire, et nous pouvons finalement les découvrir en live. Mike Ladd, beatmaker et rappeur, porte haut ses revendications de mêler sa voix à celles des diasporas du monde entier - et son hoodie floqué d’un “I am a migrant” en atteste. Dans une tenue de scène explosive, la rappeuse sénégalaise T.I.E. scande ses textes en français, anglais et wolof sur des sons mutants issus de son synthétiseur modulaire. Juice Aleem forme la troisième pièce de ce puzzle de l’héritage des sea shanties, chants de travail des marins ou chants improvisés par celles et ceux embarqués de force pour l’esclavage.

La seconde partie du concert est assurée par Qonicho D!, un trio acoustique à l’énergie ravageuse. On y trouve à nouveau Morgane Carnet au sax baryton, avec sa comparse Blanche Lafuente à la batterie, qui enrichissent leur duo avec Fanny Lasfargues à la basse. L’hommage au groupe Nirvana de ces trois musiciennes endurcies aux improvisations survoltées fait presque de l’ombre au trio historique du rock grunge.

Jour 4. Vendredi 8 avril. 14h, une boum magnétique

Banlieues Bleues n’est pas qu’un simple festival. Tout au long de l’année, les équipes interviennent dans tout le département de Seine-Saint-Denis pour faire vivre la musique au plus proche des habitants avec leurs “actions musicales”. Mercredi, nous avons pu échanger avec des collégiens au concert d’Exillians sur les saynètes rappées qu’ils avaient développées avec T.I.E. Ce vendredi nous sommes invités à assister au concert jeune public préparé par le trio d’Antonin Leymarie (photo). La salle de la Dynamo est transformée pour l’occasion, avec une scène uniquement délimitée par une guirlande lumineuse afin de créer une ambiance intimiste entre les élèves des écoles primaires et maternelles environnantes et les musiciens.

"Morphing" est une création sur mesure, dans laquelle le batteur fondateur du Magnetic Ensemble se pare de la guitare de Mathilda Haynes et des cuivres (trompette basse et euphonium) de Victor Auffray - qui nous propose également quelques vocalises de yodel. Équipés de casques réducteurs de bruit, les enfants sont invités à se munir de petites claves en bois et tour à tour à les cacher, les faire s’entrechoquer, les brandir en l’air ou les frapper sur le sol. L’effet sonore produit nous fait songer à un synthétiseur crépitant. Le groove entraînant soulève tout ce jeune monde et le fait danser et sauter de plaisir. Pari réussi.

Jour 5. Samedi 9 avril. 20h40, le trio entre Guadeloupe et Martinique devenu sextet

Premier concert du festival à La Marbrerie de Montreuil, lieu unique dans un ancien site industriel de 1500m2 doté d’une singulière cantine dans un atelier de restauration de marbre, avec tables massives en béton, surplombant la scène. C’est là que nous attendons le retour en grande pompe d’ExpéKa (déjà croisé à Banlieues Bleues en 2019) pour l’Expéka Sextet (photo) qui unit ensemble gwoka et rap pour une immersion dans les Antilles qui résistent et se réinventent. Au micro, la chanteuse Casey dénonce la misère et les inégalités dans les anciennes colonies des Antilles françaises et réinvestit la mémoire de l’esclavage et du colonialisme. Les paroles lourdes de sens, le son du tambour ka martelant (Sonny Troupé et Andy Bérald aux percussions et batterie) et la flûte mélodieuse (Célia Wa) enveloppent le public d’une gravité solennelle. C’est un concert particulièrement poignant mais qui laisse aussi la place à une explosion de joie et de danse. De quoi redonner de l’espoir au son du sifflet, symbole du pouvoir du maître sur ses esclaves, détourné dans les carnavals créoles aux Antilles.

21h45, quand je parle politique, personne me tolère”

Après un entracte qui nous permet de reprendre notre souffle (et un verre), le rappeur Rocé (photo) s’impose sur scène, épaulé par le DJ Juicy Fruits. Le public déjà chaud est ravi de pouvoir scander les textes hauts en couleur du fils du résistant Adolfo Kaminsky. À la fois virtuose et engagé, il nous propose ses textes travaillés avec l’énergie déterminée de celui qui n’a plus rien à prouver. Et pourtant, la lutte n’étant jamais finie, il conclut le concert en annonçant qu’il travaille sur un nouvel album. Après la collection des chants de luttes francophones « Par les damné·e·s de la terre » qu’il a compilée et fait connaître ces dernières années, on a hâte de découvrir ce qu’il prépare. La soirée s’achève sur un DJ-set prometteur, mais nous nous éclipsons après quelques pas de danse. 

Jour 6. Mercredi 20 avril. 20h30, Pòpòt ka bouyi

On est de retour à la Dynamo pour un dernier concert en référence à la fois au ka (tambour traditionnel guadeloupéen) et à l’afrobeat. Au programme, une seule formation musicale, mais pas n’importe laquelle. Le projet de Magic Malik Ka-frobeat (photo) arrive sur scène avec une profusion de musiciens talentueux (12 en comptant les invités !) qui vont enflammer la Dynamo pendant plus de 2h30 ! Le flûtiste et compositeur, qu’on a pu entendre dans les expérimentations sonores les plus intellectuelles, explore ici les rythmes et les mélodies inspirés des traditions orales du Sénégal aux Caraïbes. On remarquera quand même quelques motifs si particuliers à Malik, utilisant la talea et la colore de théories musicales du Moyen-Âge. On passe d’une ambiance de balade feutrée à des moments de liesse endiablée sur des rythmes d’afrobeat en hommage évident à Fela Kuti. La mayonnaise prend dans la salle et le concert se termine sur une ovation longue et appuyée pour les musiciens. Magic Malik, ses lunettes de soleil vissées sur le visage laissant apparaître un sourire sincère, illumine notre semaine et ouvre à nos oreilles des territoires musicaux inexplorés. 

Jour 7. Jeudi 21 avril. 20h50, la fureur portugaise do África

Nouvelle soirée, nouveau décor. Mains d'Œuvres à Saint-Ouen, ancien squat, lieu culturel incontournable, accueille les concerts les plus punk et énervés de la programmation. L'immersion est totale quand nous pénétrons dans la petite salle sombre pour assister au début du concert de Scúru Fitchádu (photo), duo de chanteurs portugais de “cris hardcore” (c’était dans le programme, on n’invente rien) qui propose un alliage explosif entre les rythmes endiablés de la funana cap verdienne, la résonance de la barre de fer et l’improbable accordéon. Les deux chanteurs sont en transe et nous communiquent la folie rythmique : c’est une claque dans la gueule.

On fait un petit intermède pour boire un planteur au bar à prix doux, manger quelques samoussas, et nous revoilà parties pour une autre folie musicale, celle d’Ikoqwe, les Angolais iconoclastes de Lisbonne qui proposent un véritable spectacle musical millimétré. Ils apparaissent momifiés et anonymes sur scène, flanqués de balais de toilette sur la tête. Il y a le danseur, qui nous hypnotise par une chorégraphie soignée, le rappeur, qui déverse un flot continu en portugais à nous faire tourner la tête, et enfin le producteur Batida derrière ses platines. Derrière eux, la vidéo déroule une histoire en plusieurs volets (celle de l’Afrique, de la colonisation, des migrations et d’une dystopie futuriste) qui vient illustrer les multiples samples d’enregistrements en français, angolais, portugais et anglais. C’est une performance scénique impressionnante et nous ne sommes pas déçues du voyage spatial jusqu’à Saint Ouen.

Jour 8. Vendredi 22 avril. 20h30, la nouvelle garde malienne accoste à l’Embarcadère

Dernier lieu de notre voyage sonore dans le 93, l’Embarcadère à Aubervilliers avec une salle permettant d’accueillir debout plusieurs centaines de spectateurs. Rien de mieux pour finir en beauté ce festival commencé il y a presque un mois. C’est la rappeuse malienne Ami Yerewolo (photo) qui ouvre le bal de fin, accompagnée d’un dj-percussioniste mélangeant beats de trap et de club-house avec des sonorités de kora ou de tamani. La salle est remplie de jeunes, venus la voir après avoir participé aux ateliers qu’elle a animé dans un collège d’Aubervilliers dans le cadre des actions musicales du festival. Car c’est aussi ça Banlieues Bleues : des rencontres entre les publics et les artistes pour favoriser la pratique musicale. Le festival ne s’arrête d’ailleurs pas avec les concerts de mars-avril mais se poursuit toute l’année à la Dynamo et pendant le Banlieues Bleues Summer-Camp cet été qui proposera des concerts en plein air gratuits partout en Seine-Saint-Denis.

Une faim de loup nous pousse à nous frayer un chemin vers la buvette de la salle où nous réussissons, non sans mal, à commander un délicieux jus de bissap et des pastels au thon, le tout fait maison. Nous sommes prêtes pour la suite du voyage en terre malienne et la performance de Rokia Koné accompagnée par le producteur de rock Jacknife Lee pour revisiter les chants traditionnels mandingues. La chanteuse surnommée « la rose de Bamako » est accompagnée de deux choristes qui viennent magnifier son timbre de voix puissant et envoûtant. Les ballades, enrobées par la guitare de Salif Koné, nous emportent ailleurs.

22h50, dernière escale londonienne de l’afrobeat

Le concert tant attendu de cette fin de festival promet un atterrissage en douceur à la croisée du jazz, funk et afrobeat. La formation des Londoniens de Kokoroko (photo) force l’admiration. Les trois musiciennes Sheila Maurice-Grey (trompette), Cassie Kinoshi (saxophone) et Richie Seivwright (trombone) sont passées maîtresses dans l’art de l’harmonie des voix et de leur section cuivre jazz. Elles, leurs voix et instruments, sont la signature mélodique du groupe. Les morceaux sont ponctués de solos dont celui du claviériste Yohan Kebede qui nous bluffe particulièrement de virtuosité. Les musiciens sont tous noirs, beaux et fiers de ce projet musical fort en symbole et en originalité : Kokoroko en urhobo (Nigéria) signifie « sois fort ». Ils représentent à merveille la nouvelle génération musicale ancrée à Londres. C’est un régal pour les yeux et les oreilles qui vient clore un festival riche en découvertes.

Le Bilan

Côté concerts

Le voyage dans le Istanbul des années 70
Grup Åžimcek, et le rétro-futurisme anatolien

Un voyage militant dans les Antilles modernes
Expéka Sextet, une certaine idée du rap engagé et de la musique caribéenne

La dystopie angolaise survoltée
Ikoqwe, pour l’expérience scénique complète (danse, chant, vidéo).

L’harmonie vocale et des cuivres parfaites
Kokoroko, le succès attendu mais surtout mérité de l’afrobeat-jazz londonien

Côté festival

On a aimé  

- La diversité des salles de concert et des publics 
- L’ambiance bienveillante et la sincérité des réactions lors des concerts
- Les propositions d’actions à destination des jeunes publics qui ont permis de les retrouver dans les concerts, survoltés comme jamais
- La programmation, cohérente, pointue et défricheuse
- Mention spéciale pour l’ordre audacieux du passage des groupes (sans transition de la techno à la cumbia)

On a moins aimé (en fonction des salles)

- L’absence de lieu pour s’installer et se poser entre deux concerts (Embarcadère) 
- Les petits décalages dans les horaires des groupes (mais bon, ça nous a permis de manger un bout)
- Quelques problèmes techniques de son

Infos pratiques 

Prix des boissons (à la Dynamo) : entre 3 et 4 euros pour une bonne bière en bouteille, 3 euros le verre de vin, 2 euros la bouteille d’eau

Prix de la nourriture (à la Dynamo) : assiette de crudités avec tarte à 6 euros, part de gâteau à 3 euros

Prix du festival : entre 20 et 16 euros par concert en tarif plein (beaucoup de tarifs réduits), à partir de 4 concerts (pack festival) les concerts sont à 10 euros

Transports : beaucoup de salles accessibles en tramway, métro (5, 7, 9, 4) ou en RER (B ou C)

Conclusion

Un festival étendu dans le temps, dans l’espace et dans les styles musicaux ! Un mois ou presque de concerts à travers toute la Seine-Saint-Denis, c’est très probablement une gageure à réaliser, mais cette 39ème édition nous confirme que le chemin suit bien son cours. Si les habitué·e·s n’auront évidemment pas besoin de nos recommandations pour naviguer à travers cette programmation kaléidoscopique, le festival est à recommander aux curieu·x·ses qui souhaitent découvrir des esthétiques rares, ou à celles et ceux pour qui musique et engagement sont inséparables. 

Rédaction et photographies : Fanny Salmon et Georges Ledoux Lanvin