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Serge Kancel : «L'Etat est dans son rôle en soutenant une contre-offre sur la base de critères de qualité et de diversité»

Nommé en février dernier référent permanent et transversal pour les festivals par Françoise Nyssen, ministre de la Culture, Serge Kancel nous explique les grandes lignes de ce nouveau poste et de ses missions.

Tous les Festivals : Avant d’échanger sur votre nomination et vos missions, parlez-nous de votre parcours

Serge Kancel : Mon parcours, je dirais qu'il est assez classique voire assez linéaire, puisque j’ai fait Sciences-Po Paris puis l’ENA, dont je suis sorti au début des années 80, et j’ai pour l'essentiel occupé par la suite différents postes liés aux politiques culturelles : la Direction de l’Architecture, une mobilité à la Direction de la Musique à la tête du département des musiques actuelles qui avait été créé par Maurice Fleuret, directeur de la musique de l’époque, puis les Espaces Protégés, le Livre et la lecture, etc.. Un peu de cabinets ministériels, puis la Commission européenne à Bruxelles, où pendant 3 ans j’ai animé le programme de coopération dans le domaine culturel entre l’Union européenne et les pays d’Afrique, Caraïbes, Pacifique. Je suis aujourd'hui Inspecteur général des affaires culturelles. Ce qui consiste concrètement à produire chaque année un certain nombre de rapports d'analyse, d'évaluation et de propositions sur des sujets divers touchant à la politique culturelle ou à l'administration de la culture.

TLF : Certains rapports ont d’ailleurs mis en lumière le poids de la culture dans l’économie…

SK : Oui, en 2012-2013 j’ai fait un rapport avec l’Inspection générale des Finances sur le poids de la culture dans l’économie autrement dit sur le "PIB culture". Il avait un peu fait parler de lui à l'époque parce qu’on a pu mettre en valeur le fait que la culture créait autant de valeur ajoutée que toute la filière agricole et agro-alimentaire et sept fois plus que l’industrie automobile. C’est une chose qui avait rarement été dite : il n’existait pas de chiffres disant « la culture, ça pèse tant dans la création de la richesse ».

TLF : Et donc quelques années plus tard vous vous retrouvez nommé par la ministre Françoise Nyssen référent permanent et transversal pour les festivals ?

SK : La ministre a considéré qu’il était important de poser un regard transversal au sein du Ministère sur les festivals. Et la transversalité passait assez logiquement par l’Inspection Générale des Affaires Culturelles. Le ne saurais pas dire pourquoi, mon nom a émergé. J’ai évidemment accepté avec enthousiasme.

TLF : Ce côté transversal, ça veut dire quoi au juste ?

SK : que l'on parle de toutes les manifestations culturelles qui ont les mêmes caractéristiques. Aussi bien les Vieilles Charrues ou le festival d’Avignon que d’autres évènements comme des salons du livre, des festivals de cinéma et de documentaires, des salons d'art… C’est ça qui fait aussi l’intérêt de ma mission.

TLF : Ce sont pourtant des types d’événements complétement différents

SK : Il est clair qu’il y a des approches différentes, qu’un salon du livre ça ne fonctionne pas comme les Eurockéennes de Belfort. Néanmoins, il y a des problématiques communes. Et à force de creuser des transversalités, on arrive à mieux formuler certaines questions : finalement qu’est-ce que cela signifie que recevoir des gens sur une durée limitée et sur des sites relativement concentrés pour leur proposer quelque-chose d'un tant soit peu exceptionnel ? Il y a en commun cet aspect festif, événementiel, cet esprit festivalier qui est très particulier et très important, cet aspect rassemblement, communion positive.

TLF : Mais au niveau de l’Etat, cette transversalité existe-elle ?

SK : Par le fait même que le marché de l’art n’a pas les mêmes lois que les industries musicales, ou que le cinéma, etc., la proximité du ministère avec les acteurs des différentes filières fait qu'il a une tendance naturelle à fonctionner dans une logique de silos. Même au sein de la Direction Générale de la Création Artistique, il y a une délégation pour la musique, une délégation pour la danse, une délégation pour théâtre, un service des Arts plastiques… Mais tous ces secteurs ont en commun de proposer des événements de type festivalier, d'où cette idée d'un regard transversal.

TLF : Parmi vos missions, il y a cette volonté d’avoir une vue d’ensemble, de recensement des actions du Ministère ?

Le premier travail que j’ai entrepris, a été de se demander : « qu’est-ce que nous faisons au ministère ? ». Et ce travail a montré que, entre les DRAC et l'administration centrale, nous aidons quelque-chose comme 300 festivals. Si on ajoute les 3 établissements publics qui subventionnent un réseau de diffusion sur tout le territoire, c'est-à-dire le CNL pour le livre, le CNC pour le cinéma et le CNV pour les musiques actuelles, il faut ajouter 250 festivals supplémentaires. Sans compter le Centre des Monuments Nationaux qui intervient aussi à travers les monuments de son réseau qui abritent des festivals.

Quand on entend parler d’un retrait du Ministère de la Culture, du fait qu’il serait peu présent, il faut largement relativiser. Si on fait l'hypothèse qu'il y aurait quelque 5000 festivals un peu consistants sur le territoire (personne ne peut donner un chiffre définitif, mais supposons), à peu près un sur dix est effectivement soutenu soit par l'Etat soit par un des trois établissements publics que je citais. A partir de là, la question est : pourquoi nous aidons ? Sur quels critères ? Est-ce que nous aidons sur les mêmes critères les festivals de cinéma et les festivals de musiques actuelles ? Quelle est la répartition géographique des festivals et manifestations culturelles récurrentes ? Sur quelles zones géographiques concentre-t-on l’effort ? Pourquoi ? Ça renvoie à plusieurs des réflexions de la Ministre sur la proximité, sur les zones blanches culturellement peu desservies, sur le pass culture… D'autant que plusieurs festivals, dont certains sont de renommée internationale, ont lieu dans des véritables déserts culturels par ailleurs.

TLF : en plus de cet état des lieux, quelles sont vos autres missions ?

SK : Il y a eu la volonté de la part du Ministère de la culture de présenter au public un panorama des festivals en France (ndlr : panoramas des festivals dévoilé à l’occasion des Vieilles Charrues/). Il a "ouvert" en juillet avec presque 2.000 festivals, mais il a vocation à terme à référencer 3000 ou 4000 manifestations. Tous les financeurs publics ou privés pourront s'appuyer sur cette base pour se faire une idée précise de la vie culturelle des territoires et objectiver leurs propres critères d'intervention. Mais aussi n’importe qui, n’importe quel chercheur, n’importe quel étudiant peut y avoir accès et le télécharger librement en Open Data. C'est avant tout un outil de curiosité pour le public : on entre dans un tableau comme celui-ci en ayant une idée assez précise de ce qu'on recherche, et voilà qu'on découvre d'autres événements autour, dans des domaines très différents.

TLF : C’est un travail de titan, on est bien placé pour le savoir avec l’agenda du site !

SK : Oui, c’est un travail assez méticuleux et qui doit être continuellement mis à jour : tous les responsables de festivals, les élus, etc. sont invités à ajouter des festivals manquants ou à corriger les informations mentionnées lorsqu'il y a des erreurs. Ce qui suppose un minimum de modération (ne serait-ce que pour vérifier que tel festival n'est pas en train de nous écrire en prétendant que ses principaux concurrents n’existent plus !) que je vais assumer dans un premier temps sauf si la vague est telle que nous serions obligés de faire appel à des prestations extérieures.  

TLF : Et vos autres missions ?

SK : Une troisième mission est de contribuer à la rédaction de la circulaire annoncée par la Ministre de la culture lors du Printemps de Bourges. Ça veut dire concrètement une directive aux services, notamment aux DRAC, sur notre politique dans le domaine des festivals. L’idée est de réinterroger la ligne officielle qui avait été donnée aux DRAC au début des années 2000, et qui était de dire : « vous ne pouvez pas soutenir tous les festivals et, par ce fait même, vous devez renoncer à soutenir certains festivals même s'ils sont intéressants dans l’absolu», ce qui a pu laisser dire à l'époque que le soutien aux festivals n'était plus au cœur de la politique du Ministère de la Culture.

La consigne avait été de ne subventionner que les festivals de 2 types :  soit des festivals de notoriété, de rayonnement de niveau national… soit les festivals menant une action structurante sur un territoire sur toute l’année,

TLF : C’est assez réducteur comme critères…

SK : En effet, même si ces deux critères ne manquent pas de force. En réalité, certaines DRAC ont su élargir leur accompagnement, en soutenant notamment des festivals non plus en tant que tels mais pour certaines actions spécifiques menées en direction des publics, ou encore en soutenant certaines structures pérennes, comme des smac, ayant un ou plusieurs festivals comme "temps forts" de leur programmation.

TLF : Il va donc y avoir de nouveaux critères ?

SK : La ministre a esquissé quelques pistes dans son discours de Bourges fin avril, ainsi que dans la Charte des festivals qu'elle a publiée pendant l'été (ndlr : Charte des festivals).

La première piste est évidemment d'aider les festivals qui ont une programmation incontestable, soit par son rayonnement, soit par son exigence. Deuxième critère, complémentaire : le soutien aux festivals qui prospectent, qui sortent de leur zone de confort, qui vont chercher du côté de la diversité, des nouvelles créations, du côté du trans-domaine, du transdisciplinaire, des talents émergents, des nouvelles écritures.

Troisième critère : un rôle structurant pour la filière professionnelle, soit que les festivals soient en eux-mêmes des moments clés de rencontres professionnelles, soit qu'ils contribuent à professionnaliser les acteurs d’une filière. 4ème critère, des festivals qui font un travail en direction de publics spécifiques, des publics isolés ou empêchés, du public scolaire, c'est la notion d’élargissement du public.

Un 5ème critère tourne autour de l’inscription dans un territoire, de la dynamisation d’un territoire. Un 6ème critère qui est plus spécifique à certains festivals est la convergence entre l’enjeu patrimoine et l’enjeu festivalier, c’est-à-dire le fait que les festivals mettent en valeur un site ou un patrimoine d’une manière qui soit cohérente, au-delà d'un simple hébergement.

TLF : Cette circulaire va-t-elle prendre en compte les nouveaux enjeux des festivals ? En matière de développement durable par exemple ?

SK : Oui, il est essentiel d'être attentif à tout ce qui tourne autour du développement durable et d’un minimum de conscience par les festivals des enjeux liés à cela. On sait qu'une réelle évolution est en cours chez de nombreux festivals sur ces questions. Mais aussi sur tout ce qui tourne autour de l’accessibilité des personnes en situation de handicap, tout ce qui tourne autour de la visibilité de la réalité sociologique de notre pays, c’est-à-dire par exemple les minorités, les groupes sociaux, etc… et bien entendu, la place des femmes dans les équipes comme dans les programmations et sur ce point, il y a encore beaucoup à faire. Sans compter d'autres enjeux sociétaux, comme la lutte contre les harcèlements, la prévention des risques et des phénomènes addictifs...

TLF : Parmi les enjeux, il y a maintenant beaucoup de sécurité également

SK : Evidemment, surtout quand on est face à des grands rassemblements festifs de dizaines de milliers de personnes. Où aux festivals des arts de la rue qui ne sont pas nécessairement ravis de voir les mesures de sécurité augmenter : une visibilité accrue des dispositifs de sécurité, qui fait aussi partie de la sécurité, ne correspond que d'assez loin au positionnement des festivals de rue, sans compter le fait que la gratuité y est fréquente et, avec elle, la quasi absence de ressources propres pour faire face à ce genre de dépenses. Mais en réalité les questions de sécurité se posent aussi pour les festivals de films ou les salons du livre qui prennent par exemple comme thèmes des sujets sensibles, susceptibles, pourquoi pas, d'attirer des réflexes de haine.

TLF : Il y a aussi un sujet sur le phénomène de concentration des festivals. Live Nation et AEG se sont affrontés à Paris avec deux gros événements fin août avec Rock en Seine et le Summer Jam. Ces deux entreprises sont le symbole de cette concentration dans l’industrie musicale…

SK : La Ministre de la culture souhaite une réflexion spécifique sur les questions de concentration, qui dépasse potentiellement le seul secteur des festivals. Si je prends la concentration dans le domaine des industries culturelles, que ce soit le livre, les industries musicales ou l'audiovisuel, il y a des forces à l’œuvre comme jamais. Dans le secteur de la musique on est passé en 15 ans de 6 majors au niveau mondial à 3. Dans le spectacle vivant, la concentration concerne quelques groupes nationaux ou internationaux qui sont présents dans la production, la diffusion, les salles fixes, les festivals, la billetterie…

D'où deux questions essentielles : la première est quelle est l'ampleur du phénomène et de ses conséquences en fin de compte sur la diversité de l'offre au public ? De prime abord, face à des géants comme Live Nation ou AEG, l'Etat ne peut que faire le constat d'une concurrence acharnée entre les acteurs d'un marché comme il y en a dans tous les domaines économiques. De ce fait, face aux grandes machines festivalières, l'Etat est dans son rôle en soutenant une contre-offre sur la base de critères de qualité et de diversité, de façon à ce que le public et notamment le public jeune sache qu'il peut aussi aller voir d’autres choses.

La deuxième question, et là l’Etat pourrait peut-être intervenir s'il le faut de façon plus coercitive, c’est si on constatait qu’il y a dans les pratiques de ces multinationales des entorses à la loi concernant la concurrence ou d'éventuels abus de position dominante. Le procès qui s’est ouvert aux Etats-Unis contre Live Nation sur le fait que des diffuseurs devaient impérativement passer par la billetterie Live Nation pour avoir le droit de passer les artistes-maison, est un exemple.

TLF : Pour résumer, vous avez principalement un rôle d’observateur ?

SK : En fait, ma lettre de mission me donne daux rôles essentiels. Un rôle d’observation économique axé sur des grands sujets comme l’alourdissement des charges liées à la sécurité, la dépendance aux subventions publiques, la concurrence entre festivals sur le mécénat et l'appel au bénévolat, les phénomènes de concentration, les phénomènes de mortalité/natalité des festivals… Par exemple, qu’est-ce qui fait qu’un festival meurt ? Est-ce parce qu’il y a un partenaire qui disparait ? Est-ce parce qu’il n’a pas su franchir le cap d’une professionnalisation ? Parce son offre n'a pas atteint son public ou s'est est peu à peu éloignée ?

Mon deuxième rôle est de faire des propositions quant aux modes d'accompagnement des festivals par le Ministère, dont le principal outil est évidemment la subvention. Mais ce n’est pas que ça, il y a d’autres manières d’intervenir. On peut par exemple réfléchir à tout ce qui tourne autour de la mutualisation des outils, des matériels, de l'information, des bonnes pratiques.  

TLF : La mortalité des festivals dont vous parliez a justement été un sujet avec la célèbre Carto Crise, qui faisait état d'événements qui avaient disparu, mais pas de ceux qui apparaissent…

SK : C’est là où l’étude du Centre National des Variétés avec la SACEM et l’IRMA qui a été sortie à Bourges il y a deux ans avait été importante. Le constat était clair : « oui, il y a eu des disparitions, mais en même temps il y a eu plein d’autres festivals qui sont apparus ». Cela dit, il y a bien eu ces dernières années quelques festivals significatifs qui ont mis la clé sous la porte. Je me penche en ce moment sur plusieurs cas de festivals qui ont disparu entre 2017 et 2018, ou qui ont suspendu leur édition 2018 dans l'attente de jours meilleurs. Mais il y a aussi des festivals qui n’ont simplement pas atteint leur masse critique, qui n’ont pas trouvé leur créneau, qui n'ont pas trouvé leur public, ou pas su le conserver… Ou certains festivals qui, se lançant dans leur première édition, ont totalement sous-estimé certaines charges fixes, ne serait-ce que les couts de sécurisation qui sont lourds désormais pour tout le monde. Renoncer à un festival c'est toujours un crève-cœur pour l'organisateur, mais c'est aussi parfois dans l'ordre des choses. Ce qui est dans tout le cas intéressant, c’est d’observer les causes, et de les observer sur la durée.

 

Interview de Serge Kancel réalisée par Quentin Thomé
Photo:  Serge Kancel:Ministère de la Culture / Rock en Seine: Anja Dimitrijevic