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Emmanuel Négrier : « Les festivals auront pour la plupart un maintien des subventions même en l’absence de l’événement »

Directeur de recherche en science politique au CNRS-CEPEL (Centre d'études politiques de l'Europe latine) à Montpellier, Emmanuel Négrier est une véritable référence dans le monde des festivals grâce à ses multiples publications sur le sujet. Sa dernière étude a estimé la perte économique engendrée par l'annulation des festivals cette année à 2,3 à 2,6 milliards d'euros.

Pouvez-vous nous parler des études que vous avez menées avant d’en arriver à la dernière sur les annulations de cette année ?

Ça fait une quinzaine d’années que je travaille sur le sujet des festivals. Le premier ouvrage est paru en 2006, il s’appelle « les nouveaux territoires des festivals », depuis il y a eu une étude sur les publics des festivals publié en 2010, en 2014 un travail sur les publics des festivals de musiques du monde, puis une étude internationale en 2013. On a fait 3 études sur les Eurockéennes de Belfort pour avoir le même terrain d’analyse, c’est passionnant de voir comment ça évolue. Et on a été sollicité pour faire une actualisation de ces recherches sur les publics et les indicateurs socio-économiques des festivals. En tant que chercheurs ça nous intéresse d’actualiser des données, mais tant qu’à faire autant défricher une autre dimension qu’on a peu traitée qui est la dimension sociale.

Cette « petite république éphémère » dont vous parlez dans vos enquêtes sur les Eurockéennes de Belfort…

En effet. La petite république éphémère elle est liée à la rencontre dans un temps limité entre des gens qui s’investissent complétement dans le festival, que sont les bénévoles, le public, les gens du coin, les gens d’ailleurs etc. Donc cette dimension sociale qu’on a toujours approchée, on ne l’avait jamais traitée en tant que telle.

Donc là on s’est dit qu’on allait faire une recherche sur des dimensions qu’on n’avait jamais traitées que séparément. Premièrement l’étude des publics, on a traité plus de 25.000 questionnaires, deuxièmement le bénévolat, avec une base de 3500 questionnaires et 150 entretiens, troisièmement le partenariat social et d’intérêt général autour des festivals. On parle souvent des sponsors, des mécènes mais on parle moins des partenariats noués par les festivals dans des buts d’intérêt général qui dépassent la culture. Le quatrième volet c’est l’actualisation des ressources socio-économiques, les ressources humaines, la structure des budgets… et enfin le cinquième volet c’est la communication web des festivals. Avec ces cinq volets on a une appréhension complète, intégrée sur ce qu’est un festival comme objet social.

Vous avez donc commencé cette étude il y a plusieurs mois.

On a eu un coup de chance, on a commencé l’étude en juin 2019 et on devait terminer en juin 2020. On a mis un tel paquet dès le début qu’on a finalement une étude qui réunit sur le plan empirique plus de données qu’on imaginait, malgré le fait d’avoir dû arrêter les enquêtes prématurément.

Ceci étant, on a une base de données sur les festivals avec des informations rares dans les mêmes mains. A partir de là on a senti le devoir d’anticiper le traitement d’un certain nombre d’indicateurs de l’étude de manière à la rendre disponible pour les gens qui s’intéressent à la question de l’impact économique et social de l’annulation des festivals cette année.

En dehors des chiffres de l’analyse (presque 6 milliards d'euros de perte économique), pensez-vous que l’on a pris conscience de l’impact des annulations ?

Ce qu’on observe aujourd’hui pour les événements aidés par les collectivités, c’est que les festivals auront pour la plupart un maintien des subventions même en l’absence de l’événement. Donc il y a là quelque chose qui illustre la prise de conscience des pouvoirs publics sur l’importance des festivals pour le territoire, le secteur, pour les habitants. Pour les festivals insérés sur les territoires en bonne intelligence avec les collectivités territoriales, il y a une richesse qui n’est pas principalement économique, mais qui peut constituer une assurance sociale pour le maintien de ces festivals.

Est-ce que cela garantit la pérennité des événements pour autant ?

Sans doute pas, parce qu’au cours de la période écoulée ils ont subi des augmentions considérables de certains coûts, en l’absence de la possibilité d’augmenter à part égale les recettes. Autrement dit, un festival qui faisait le break à 66% de remplissage il y a quelques années aujourd’hui il est à 95%. Les finances festivals se sont tendues, la rentabilité, quand elle est présente, est médiocre. Les coûts de sécurité, les coûts artistiques, les coûts techniques… tout ça a fortement augmenté. Et comme chez nous, comparé à nos voisins européens, la pratique d’augmentation de la billetterie est modérée et que nous n’avons pas les capacités de sponsoring des marques de cigarettes ou d’alcool, il n’y a pas forcément d’augmentation de revenus possible.

Les festivals sont aussi des événements de territoire en France, parfois indispensables au rayonnement local.

L’enracinement territorial des festivals, je l’ai constaté lors de chacune de mes recherches. J’ai constaté que les dépenses territoriales sont croissantes. Quand, il y a quelques années, les ressources utiles du festival, l’équipe les techniciens, étaient puisées hors du territoire, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Même un festival qui peut avoir un gros coût artistique donc dépensé ailleurs, il peut avoir au moins 50% de son budget qui est dépensé sur le territoire. Cet enracinement donne un relief particulier à l’enjeu des festivals en France.

Il y aura un effet de cette crise sur ce qu’on appelle la concentration ?

Un certain nombre de festivals sont courtisés par des grands groupes. Dans un contexte d’annulation et de fragilisation dramatique des festivals, l’intérêt des grands groupes sera de s’intéresser aux grands festivals indépendants qui risquent d’être en difficulté financière. Il ne faut pas attendre des grands groupes qu’ils fassent une razzia sur l’ensemble des festivals, mais ils peuvent prendre des positions considérables dans un champs de festivals indépendants et non lucratifs et qui pourraient bien demain changer de camp. Au Etats-Unis Waren Buffet (ndlr : milliardaire américain et directeur général de Berkshire Hathaway) a dit qu’il y deux périodes pour faire des affaires depuis les années 2000, qui sont 2008 et aujourd’hui, et je crois que certains patrons de grands groupes pensent la même chose.

Quand on entend Angelo Gopee directeur de Live Nation appeler a des états généraux de la culture. N’est-ce pas aussi montrer une certaine fragilité de ces grands groupes à côté des festivals fortement enracinés dans leur territoire ?

Ce n’est pas un bon moment pour eux non plus. Quand un groupe comme Live Nation perd de l’argent, il ne faut pas oublier qu’il est côté en bourse. Ce n’est pas parce que ce sont des grands groupes qu’il faut considérer qu’ils ont des moyens illimités.

Ces événements sont sur un terrain plus réduit que ce que peuvent représenter les festivals indépendants avec leurs valeurs, l’armée des bénévoles, des soutiens locaux, des pouvoirs publics qui ne peuvent pas ne pas accompagner les événements qui sont souvent des fiertés locales. Il y a une tension différente pour les festivals des grands groupes.

Concernant l’artistique, est-ce que cette crise va casser cette croissance des cachets des artistes ?

Sur l’artistique, les festivals vont peut-être revoir leur alignement sur les coûts artistiques croissants. On est dans un moment de vérité. Par exemple j’échange avec le collectif De Concert !. Il y a 10 ans, ils coopéraient sur le contexte stratégique, pas sur les têtes d’affiche parce que c’est là où ils se différenciaient et pas non plus sur les artistes émergents qui étaient peut-être leurs têtes d’affiche de demain. Donc sur le volet programmation, ils échangeaient sur des groupes plutôt moyens. Aujourd’hui ils fonctionnent différemment, ils s’échangent des groupes émergents, ils essaient de former entre eux des tournées sur beaucoup d’artistes, pas encore sur des têtes d’affiches, c’est leur distinction, mais je ne suis pas persuadé que cela ne bouge pas. La coopération entre événements c’est probablement l'une des grandes voies de régulation des prix. La mutualisation reste encore rare, mais ça va probablement être une voie dans les années à venir.

Retrouver l'enquête complète "Festivals annulés, estimer la perte économique et sociale"
Crédit photo : Ludovic Sposito