On était à
Saint-Emilion Jazz Festival, une édition consommée avec modération

Moins de 250 habitants dans le bourg de Saint-Emilion pour un million de touristes chaque année : la capitale viticole et cité médiévale classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, fait le plein chaque été. Et pour la septième année consécutive, un festival de jazz s’y déroule en plein air le temps d’un weekend fin juillet, fidélisant 15.000 festivaliers. L’occasion idéale pour nous de partir à la découverte de la cité. Suivez le guide.

Jour 1. Vendredi 20 juillet. 14h00, panorama sur le village

“Allô ? je vous envoie un tuk-tuk dans 10 minutes”. Le bon plan lorsqu’on arrive comme nous en train à la gare de Saint-Emilion - une simple halte ferroviaire sans bâtiment voyageur, posée au milieu des vignobles - c’est d’appeler les navettes électriques, les tuk-tuk qui pour 3 euros sourire compris nous épargnent 20 minutes de marche en côte à tirer une valise jusqu’au centre bourg. Pour embrasser le village du regard, on monte d’emblée jusqu’à ses sommets qui offrent des points de vue panoramiques (photo) : le clocher et la tour du Roy, un donjon carré du 13ème siècle. Par l’intérieur de l’office de tourisme où l’on passe réserver des visites, on accède au cloître de l’église collégiale. Deuxième conseil : ranger tongs et sandales et chausser ses baskets parce que la cité, érigée dans un amphithéâtre naturel, est faite de ruelles à forte pente, au pavage chaotique et glissant, que l’on appelle des tertres. 

18h00, le bar à vins de Saint-Emilion

Le coeur du festival se trouve au parc Guadet, en accès libre, avec en son centre le bar à vins éphémère tenu par le Conseil des Vins de Saint-Emilion qui propose à la dégustation, moyennant une consigne de 3 euros par verre, vingt références de vins des quatre appellations, Saint-Emilion, Saint-Emilion Grand Cru, Lussac Saint-Emilion et Puisseguin Saint-Emilion. On tente un Tertre de Sarpe 2015 mais déception, en achetant au verre, on ne nous sert qu’une lichette, une larme, un échantillon de vin. Malice assumée, on réitère en ciblant cette fois un serveur au lieu d’une serveuse et on arbore un grand sourire lorsqu’il nous conseille un Château Guillemot 2014, millésime plus tannique donc plus à notre goût. Echec ! la quantité servie reste aussi faible. Le tarif ne devient en fait intéressant que par bouteilles entières que se partagent groupes d’amis et familles assis autour de tonneaux ou de grandes tables (photo).

19h00, le marché gourmand

Pour trouver son bonheur parmi la vingtaine de stands gastronomiques et de food trucks, il faut compter au moins dix euros. Huîtres du bassin, bagels, brochettes de poissons, tournedos de canard, bruschettas, fish and chips, taloa (galettes de maïs traditionnelles basques), assiettes de fromages fermiers (photo), arancina siciliennes (boulettes de riz farcies panées), glaces artisanales … le choix est vaste et nous fait découvrir de nouveaux mots. Le plus beau sourire du jour c’est celui de la belle vendeuse de cuisine thaï faite maison, que l’on interroge sur sa coudière de contention. Quatre ans que je m’installe pour vendre au festival avec une tendinite, nous dit-elle, mais je tiens le bon bout...et le bo bun ! qu’elle nous sert avec un nem pour un euro de plus.

20h00, la Jurade de Saint-Emilion

On quitte le parc en accès libre pour l’espace de concerts payants : les Douves d’un palais dont ne subsiste que la partie ayant servi de remparts, datant du 13ème siècle. Auréolée du Grammy Award du meilleur album de Jazz Vocal 2018, Cécile McLorin Salvant en robe dorée (photo) se fait introniser par la Jurade de Saint-Emilion, confrérie bordelaise de huit siècles d’existence qui annonce qu’en 2019 seront fêtés les vingt ans de l'inscription du vignoble au patrimoine de l’Unesco. Eric Legnini au Fender Rhodes débute la soirée avec son projet Waxx Up, du groove qui fait sacrément du bien. C’est toujours Franck Agulhon à la batterie mais au chant Michelle Willis, la chanteuse américaine qui collabore avec les Snarky Puppy, est remplacée par l’anglaise Natalie Williams. Elle n’a hélas pas le charisme de notre idole Alice Russell. Il faut dire qu’en chanteuses blanches anglaises de Soul - désolée pour cette classification abrupte - on place la barre haut. 

23h00, Douves en rose et coeur déchiré

C’est quand la nuit tombe, lorsque la pierre ocre se pare de lumière rose (photo de couverture) que les Douves se magnifient. Cécile Mc Lorin Salvant elle aussi tourne cet été avec des musiciens différents de ceux avec lesquels on l’avait entendue. Sullivan Fortner remplace Aaron Diehl au piano, Kyle Poole succède à Laurence Leathers à la batterie. Son osmose en duo avec Paul Sikivie à la contrebasse est totale, avec toujours la même amplitude d’un chant grave à une voix enfantine. Sa scansion sur La Solitude de Barbara en duo avec son pianiste nous enfonce chaque parole au plus profond. On éprouve une béance au coeur qui s’élargit jusqu’à ce que nos paupières crèvent d’un trop plein de larmes. Dommage que les Douves d’environ 1.500 places assises soient si peu remplies (photo)

Jour 2. Samedi 21 juillet. 10h00, l'église monolithe

Pour être autonome en termes de nourriture alors que tout est cher, direction dès le réveil l’unique petite superette située à l’extrémité du bourg, seule face à quantité de restaurants gastronomiques et hôtels luxueux. Rendez-vous ensuite avec le guide de l’office de tourisme à 10h30 place de l’église monolithe dont les trois fenêtres correspondent aux trois nefs (photo), la plus vaste église d’Europe creusée dans la roche et non pas construite. Pour 9 euros on accède aux quatre sites souterrains qui ne se visitent qu’avec le gardien des clés : la grotte du moine Emilion, ermite fondateur de la cité, puis la chapelle de la Trinité dont le choeur du 13ème siècle est décoré de fresques. Les catacombes, creusées par extraction du calcaire et qui servaient de cimetière pour l’élite, et enfin l’église souterraine grandiose par ses dimensions, creusée dans la pierre à l’instigation de Pierre de Castillon qui en a pris l’idée en Cappadoce en 1099 de retour des croisades.

14h00, le cloître des Cordeliers

L’évènement du festival cet après-midi consiste en une dégustation musicale au Château Soutard - Saint-Emilion Grand Cru Classé - avec Sylvain Luc, à laquelle on n’a pas accès, ticket à 75 euros pour les happy few oblige. Alors à défaut, on poursuit notre découverte du patrimoine au Cloître des Cordeliers en accès libre, un ancien couvent franciscain du 14ème siècle classé Unesco (photo). Puis on se met en devoir de remplir une mission assignée la veille de notre départ par une connaissance restée hélas à Paris : goûter du Petit Corbin au bar à vins Ô Trois Fontaines. On trouve le bar dont la charpente en bois est charmante, mais à 9 euros le verre on passe notre tour.

17h00, Ishkero mûrit

A 17h on s’installe aux concerts en accès libre du parc Gaudet pour découvrir le groupe local - comprenez de Bordeaux - Shob & Friends, qui brasse large. Du funk, de l’afrobeat, écrasés par la basse électrique du leader. A côté de nous un couple de notre âge avec deux enfants est obligé de reculer face au son, aucune prévention auditive n’étant prévue au parc. De la même façon, on est atterrée par les mégots que les festivaliers écrasent sur l’herbe sèche du parc, sans aucun cendrier portatif distribué par le festival ni point de récupération, par la quantité de gobelets en plastique sans consigne pour les bières, par l’absence de vaisselle compostable, par l’absence de tri des déchets. Plastiques et cartons s’entassent indistinctement dans des poubelles (photo). Quelle paradoxale absence de sensibilisation écolo dans une cité qui glorifie son terroir sur lequel s’expriment merlots, cabernets francs et cabernets sauvignons. Musicalement en tout cas les cinq jeunes parisiens du groupe Ishkero, que l’on avait n’avait pas revus depuis 2015 au Café de la Presse à Paris, ont mûri comme du bon vin : leur fusion jazz a le corsé des césures rythmiques et la suavité de la flûte.

20h10, coup de coeur Sly Johnson - Sylvain Luc

Le parc Guadet et les Douves se font face, il n’y a qu’un rond-point circulé à traverser pour passer d’un site à l’autre donc les concerts ne peuvent se chevaucher. Ishkero qui a débuté avec 45 minutes de retard se voit donc amputé lorsque les concerts débutent aux Douves. Sylvain Luc à la guitare, y invite en formats variés André Ceccarelli (batterie), Thomas Bramerie (contrebasse), Thierry Eliez (piano) sur de nouvelles compositions lumineuses. Notre coup de coeur, tout comme à Jazz Sous Les Pommiers, repose sur son association avec le chanteur Sly Johnson éclaboussant de charisme sur “You got to move” (photo). Stéphane Belmondo, en seconde partie, invite les mêmes Thomas Bramerie et André Ceccarelli, pour jouer les musiques de films du compositeur Philippe Sarde. Sur grand écran sont projetés les extraits montrant Patrick Dewaere, Romy Schneider, Louis Garrel, Simone Signoret, Emmanuelle Béart... L’émotion affleure dans les associations : l'harmonica de Olivier Ker-Ourio sur la Chanson d’Hélène (Les Choses de la Vie), le jeu à deux guitares de Sylvain Luc et Jesse Van Ruller sur Etoile du Nord, les nappes de piano de Grégory Privat sur Mort d’un Pourri. Ce soir encore on regrette que les Douves ne soient remplies qu’à moitié. Restera juste une question sans réponse : pourquoi le programme papier annonçait-il un ensemble cordes et vents ?

Jour 3. Dimanche 22 juillet. 10h10, le petit train des grands vignobles

Pour 10 euros, le train des grands vignobles nous permet de sortir du bourg et d’admirer le paysage viticole et les hectares de vignobles des Châteaux Grands Crus Classés. Le parcours d’une heure et demie inclut une visite des caves monolithes du Château Rochebelle Grand Cru Classé (photo), une petite propriété familiale de 3 ha. On visite les caves creusées dans la pierre où la température de 13 degrés permet aux bouteilles de vieillir dans des barriques en bois. Le merlot donne la douceur, le cabernet la structure. En petit train on profite du superbe panorama sur les 35 ha du Château Pavie, un des sponsors du festival disposant de son chapiteau blanc à l’aplomb des douves.

13h00, au soleil au parc Guadet

A défaut de coéquipiers avec lesquels partager une bouteille de vin au parc Guadet, notre bonheur simple du jour tient à la belle météo. On y découvre les locaux - comprenez encore une fois de Bordeaux - du jour, Robin and The Woods. Le jeune quintet démontre sa capacité à faire évoluer les ambiances, à varier les couleurs au sein de chaque morceau : jazz, rock, arabesques orientales. Décidément la fusion jazz avec une touche de flûte est tendance. On découvre ensuite le jeune violoniste Scott Tixier. Avec peu d’engagement physique, peu d’effets, peu de vibrato, le résident de New York s’inscrit dans la tradition d’un swing manouche “à l’ancienne”. A 19h après de laborieuses balances, Eric Séva présente son Body & Blues déjà entendu à Jazz Sous Les Pommiers. Et comme au mois de mai, c’est son Jolie Marie Angélique du nom d’une esclave portugaise brûlée qui nous touche, parce que la voix voilée de Michael Robinson y répond au saxophoniste dans une douleur contenue.

22h45, les Douves enfin remplies

L’erreur de casting du festival c’est Vargas Blues Band qui ouvre la soirée aux Douves : du sous Santana, trop rock avec un son beaucoup, beaucoup trop fort. On se replie en attendant que ça passe. Les Douves sont pourtant remplies, pour l'unique fois du festival. Il n’y a plus de zone A ni de zone B qui tiennent en termes de placement sur les chaises en plastique. Le public debout, y compris dans les allées, danse sur le medley “grand public” de Maceo Parker qui répète comme un tic : “We love you”. Du Marvin Gaye enchaîné sans transition avec du James Brown, du Ben E King “Stand By Me” chanté comme un bourrin par la cousine de Maceo Parker : le groupe ne fait pas dans la finesse ni le raffinement. Mais le public particulièrement bienveillant semble se contenter de ce moment.

Le bilan

Côté concerts

Au-dessus du soleil
Pour sa classe internationale, pour son phrasé qui nous déchire le coeur, on adore Cécile McLorin Salvant.

Charismatiques
Sylvain Luc et Sly Johnson sont lumineux, irrésistibles de groove : c’est la deuxième fois cette année après Jazz Sous Les Pommiers qu’on leur déclare notre amour.

Côté festival

On a aimé
- L'accessibilité en train: on ne conduit pas donc on recherche en priorité les festivals accessibles sans voiture et c’est le cas.
- Le cadre et les scènes suffisamment surélevées pour assurer la visibilité.
- Le prétexte à la découverte touristique d’une cité à visiter une fois dans sa vie.

On a moins aimé
- Le manque d'engagement écologique.
- L’absence de stand de prévention auditive.
- Le prix de l’hébergement : 3 nuits en haute saison à Saint-Emilion nous ont coûté autant que 13 nuits à Jazz à Vienne.

Infos Pratiques

Prix de la bière : 2 euros les 25 cl de Sparta Pils, 3,50 euros les 25 cl de Draak Golden.
Prix du vin : à partir de 10 ou 15 euros la bouteille.
Prix de la nourriture : 9 euros les 12 huîtres, 9 euros le bo bun, 12 euros le tournedos de canard, 10 euros l’assiette de fromages.
Prix du festival : Douves : 45 euros la soirée en zone A, 38 euros la soirée en zone B. Parc Guadet : gratuit.
Transports : à 39 minutes en TER de Bordeaux. 

Conclusion

Si la septième édition du Saint-Emilion Jazz Festival fut consommée avec modération, c’est au sens où personnellement on n’a pas festoyé comme on l’espérait et où plus globalement les deux premières soirées n’ont pas rempli les Douves. Ce qui n’enlève en rien la qualité de la mise en scène réalisée par le festival, au coeur d’une cité d'exception qui mérite la visite.

Récit et photos : Alice Leclercq