On était à
Rock en Seine 2019, on ouvre les vannes

Depuis dix-sept éditions, Rock en Seine enflamme les fins d’étés parisiennes. Le festival est basé au cœur du domaine de Saint-Cloud, mais il ne faut pas se fier à la sérénité du décor champêtre. Ici, le public saute, tape du pied, s’autorise toutes les folies ; il est prêt à prendre la poussière pour danser, en osmose avec les artistes d’une programmation qui s’ouvre de plus en plus à tous les genres musicaux sans perdre de vue son identité première. Récit de nos trois jours brûlants en terres de Rock.

Jour 1. Vendredi 23 août. 17h12, Pas de hasard, on se retrouve devant Balthazar.

Un soleil de plomb nous accueille à notre arrivée. L’entrée sur le site se fait rapidement et dans la bonne humeur, en ce tout début d'après-midi. En fond sonore, Alice Merton refuse de s’enraciner sur scène avec son tube « No roots » et fait bouger les premiers festivaliers présents. Nous, on profite du fait que l’espace soit encore assez dégarni pour passer à la banque cashless, très fluide, et on attrape notre première bière tout en versant une petite larme de sang quand on découvre que le prix des consos, déjà pas offertes les éditions précédentes, a augmenté depuis notre dernière venue. C’est donc lestés de 8€ pour une pinte de blanche que l’on se pose un court instant devant la mélancolie brute et pleine d’envie d’en découdre de Silly Boy Blue. Pas désagréable à entendre, mais pas vraiment notre came non plus, on file plutôt voir les sympathiques belges de Balthazar qui font leurs débuts sur la mainstage pour leur troisième passage au festival. Une valeur sûre, Balthazar, qui avec ses riffs de guitare, les cheveux aux vents, sans se prendre la tête, donne le sourire et fait monter la fièvre.

19h45, rock is not dead

Cette première journée est marquée par une note résolument rock. On le constate pendant nos déambulations, qui croisent le chemin des très énervés We Hate You, Please Die et MNNQNS qui a remplacé King Princess in extremis. On constate aussi que l’ancienne génération est bien représentée au côté de la nouvelle : au-delà de The Cure qui est sur toutes les lèvres, Johnny Marr, l'ancien guitariste des Smiths, placé de manière incompréhensible sur la plus petite scène (hormis celle de la région Ile-de-France), nous a fait passer un bon moment pour notre pause toilettes de quinze minutes. On verra au cours de la soirée des queues qui serpentent, allant jusqu’à une demi-heure d’attente, et beaucoup de visages se décomposer en les voyant, alors finalement, on s’estime presque heureux de nous en être sortis à si bon compte.

20h24, quand tu souris  

Dans le même temps, de l’autre côté du parc, Jeanne Added irradie tout le monde de sa voix sensible et éraillée, en première partie attitrée de The Cure. Pour l’avoir déjà croisée plusieurs fois et malgré l’originalité du chœur qui l’accompagne sur cette date, on passe notre tour pour arriver inopinément sous le chapiteau original de la région Ile-de-France, qui propose de se la jouer comme des rock-stars en prenant la pose ou le micro, et en offrant la possibilité à des groupes lycéens de se produire dans des conditions professionnelles, sans oublier la présence de "vrais" groupes comme Biche, que nous découvrons. C’est une bonne surprise de festival comme on les aime. Contrairement à ce que laisse imaginer leur nom, ils ne sont pas là pour nous faire les yeux doux. Ils ont de l’énergie à revendre, une jeunesse vigoureuse et ils lâchent tout ce qu’ils ont sous le capot. Le rythme est efficace, les paroles ciselées, et c’est ainsi que tout le petit comité qui a eu le flair de venir les dénicher est séduit. Une bonne chasse pour nous, donc, qui aura fait son office pour nous chauffer avant le concert magistral de la soirée.

21h07, « tu le vois toi ? »

On a la lumineuse idée de s’installer avec de l’avance, avant le début du concert devant la Main Stage, mais il semble que beaucoup de gens aient eu la même que nous, et on se retrouve repoussés assez loin. Les fans sont accrochés aux premiers rangs depuis perpette et n’en démordent pas. Ça se remplit assez vite autour de nous, ça se bouscule, ça grogne, mais tout rentre dans l’ordre au son des premières notes de ce qui sera la grand-messe de ce vendredi soir. L’entrée du chanteur de The Cure est timide, il salue du bout des doigts, mais se détend au fur et à mesure des deux heures vingt de récital de l’œuvre-cathédrale du groupe, qui a pris quelques rides depuis la sortie de son premier album il y a quarante ans, mais qui n’a perdu ni son talent, ni sa classe, ni son maquillage emblématique. Toutes les attentes des fidèles sont honorées. Conquis, ravis, ces derniers reprennent les paroles avec ferveur et utilisent leurs mains, tout leur corps, pour accompagner les musiciens. Robert Smith, visiblement heureux d’être là, à la rencontre de son public, a un flegme et un charisme à toute épreuve dans ses déplacements et sa gestuelle. Il n’a pas besoin d’en faire des tonnes. Tout passe par la puissance de sa voix. S’il faut avouer qu’on se lasse un peu aux deux tiers du concert, on a la sensation de vivre un grand moment de vie et de musique. Heureux, on finira la soirée avec une petite dose de l’électro aux mille facettes de Kompromat, avant d’aller nous coucher des étoiles dans les yeux.

Jour 2. Samedi 24 août. 16h01, vis ma vie de programmateur

Remis de nos émotions de la veille, voir carrément déters, on arrive dès l’ouverture des portes. Le prometteur Zed Yun Pavarotti nous accueille avec son flow auto-tuné à fleur de peau. Proche de sa base de fans devant la scène, il n’hésite pas à se mêler à elle en s’asseyant à plusieurs reprises sur le bord de la scène et montre une accessibilité et une simplicité qui font plaisir à voir. On fait dans la foulée un détour au village des 4 Vents pour assister à un "talk" très instructif en présence des programmateurs du festival, qui a pour thème "construire l’affiche d’un festival". Juste dosage entre têtes d’affiche et découvertes, ouverture à d’autres styles que le rock tout en conservant son identité, décalage entre la programmation rêvée et la programmation finale, évolution des pratiques d’écoute des publics et de l’industrie musicale, question de la concurrence des festivals, de l’augmentation des cachets des artistes, explications de comment se passe les négociations… tout est abordé sans tabous pendant quarante-cinq minutes devant une petite poignée de personnes et permet de mieux comprendre tout simplement comment se construit un festival de grande ampleur. On regrettera seulement l’emplacement au bout du site, qui souffre d’un manque d’identification, et qui est très dépendant, en termes de temps de discussion, des concerts qui débutent sur la scène à proximité immédiate.

19h57, queens in the North

On s’installe dans un coin de la Prairie et on voit passer l’après-midi avec le groupe gagnant du tremplin Firestone, le solaire Kitchies qui sent bon les cocktails et le sable fin. Puis une constellation de reines de la soul anglaises : Celeste tout en puissance et en élégance, la discrète Mathilda Homer au timbre chaud malgré une présence scénique un peu effacée, Mahalia (photo) hyper dynamique, fraîche, et dans l’affirmation de soi, et Jorja Smith qui minaude sur la mainstage le temps d’une prestation tout en vocalises, impeccablement maîtrisée et diablement séduisante. Toutes ont des voix de velours, des démarches féministes et indomptées, et un bel avenir devant elles si l’on en croit les réactions enthousiastes du public. Dans le genre indompté, on assiste aussi au concert de la jeune punk norvégienne Girl in Red, mobile sur scène jusqu’à en avoir le souffle coupé, (trop) bavarde entre les chansons dans des discours engagés et des réflexions personnelles, et qui globalement aura tout dynamité à coups de guitare effrénés. Le public en est sorti renversé. On apprécie le beau champ laissé à une programmation féminine cette année.

22h00, la machine s’emballe

Il y a clairement moins de monde que la veille, on en profite pour faire un arrêt pipi-room sans queue, aucune. C’est assez rare pour être souligné. Si quasiment toutes les possibilités pour manger et boire sont hors de prix, on ne peut que saluer la diversité des stands, qui font voyager au-delà des classiques burgers-pizzas-frites. On trouve des spécialités créoles, sénégalaises, italiennes, argentines, corses, coréenne ou encore du Moyen-Orient… Avec aussi pour beaucoup des initiatives bio. Rassasiés, on tombe sur un DJ set en forme de happening dans le bus de friperie de la marque Aigle. On ne résiste pas à l’envie de bouger du genou sur des sons vintage, dans une atmosphère bon enfant, avant le lancement groovy-funk de Jungle. La bande ne nous déçoit pas, et nous fait danser sans discontinuer pendant une heure. Le concert a une lumière léchée, chaleureuse. La machine est parfaitement rodée. Les titres de leur album sorti l’année dernière se mêlent aux classiques, pour finir par leurs hits les plus connus, qui font toujours le même effet : du début à la fin, la foule remue, un grand sourire sur les lèvres.

00h08, Jacques a dit, sautez !

Avec tout ça, on se croit bien entraînés pour le final offert par Major Lazer (photo), on a tout faux. On se fait mettre K.O direct par un show XXL tape-à-l’œil, tout feu tout flamme, qui remixe des tubes pop, r’n’b et hip-hop à la sauce hardcore. Le groupe et ses danseuses ne tiennent pas en place et feraient passer les agitateurs de Bagarre, au programme hier en même temps que The Cure, pour des buveurs de tisane. On ne sait plus vraiment si on danse ou si on est en plein cours de cross-fit, à base de « jump » et « hands up in the air » à répétition. Que l’on aime leur style ou pas, il faut bien leur reconnaître une capacité certaine à faire bouger les lignes avec réussite. De quoi bien achever cette deuxième journée très riche.

Jour 3. Dimanche 25 août. 16h00, bien en appétit

Cannibale nous met tout de suite dans le bain de cette troisième journée, et secoue les vaillants qui sont là de bonne heure.  On écoute la fin du concert, puis on part en vadrouille au village des 4 Vents que l’on n’avait pas encore eu le temps de bien exploiter. On y fait de belles trouvailles, entre le disquaire des Balades Sonores, l’atelier sérigraphie qui vend des objets et propose d’en personnaliser, et un authentique luthier qui propose des guitares plus que stylées. Tant qu’on y est, on s’accorde un petit massage bien-être avant de filer devant les Two Doors Cinema Club sur la scène principale. Là-bas, tandis que chacun cherche un coin d’ombre et lutte contre l’insolation, le chanteur du groupe débarque dans son impeccable costume-col roulé, avec une solennité dont il ne se départira pas jusqu’à frôler franchement le ridicule, et fait le job sans grande conviction. Le public, pas perturbé du tout, ne se pose pas de questions, et avec nous se meut comme des épileptiques, de gauche à droite sur ses gambettes, au son des mélodies électriques.

18h06, et la lumière fut

On retourne parcourir le site, entre les ballades doucereuses de la toute jeune autodidacte Clairo et le pop-rock souffreteux de Sam Fender, dont le nom l’a visiblement prédestiné à la guitare tant il la manie avec force et précision. Le public écoute tout ça avec attention mais un peu amorphe, l’effet du soleil sans doute. Sur notre route, on apprécie la très bonne initiative des organisateurs de sortir leur tuyau d’arrosage et de rafraîchir par là même les festivaliers desséchés que nous sommes en train de devenir. Attirés par les cris rauques de la mainstage, on constate que Bring me the Horizon (photo) est en grande forme. On n’avait pas encore vu de metal qui salit pendant cette édition, nous voilà servis. Et forcément avec cette caution rock, qui alpague en permanence son public, viennent aussi les premiers vrais pogos, slams et autres headbangs. L’attitude du chanteur, qui donne tout ce qu’il a dans le ventre, est aux antipodes de celle des Two Doors Cinema Club et nous revigore. On saute partout, encore et encore, encore.  

20h33, la soirée passe au galop

On se restaure et on fait une bonne action en même temps en achetant un burger simple, basique, mais bon, au stand solidaire du Secours Populaire. Les planants mais pas moins vivants Weval nous accrochent. Ils nous mettent une petite gifle grâce à des synthés psychés et du groove fait de basses et de beats, puis on repart. On retourne devant la mainstage où Royal Blood (photo) balance des titres bien calibrés, tous très efficaces, et tape dans le mille. Le groupe et son chanteur charismatique relancent de plus belle les pogos et les slams. Nous voilà prêts pour enchaîner avec Foals. Devant la scène de la Cascade, blindée, le groupe est accueilli triomphalement et parvient pendant une heure à satisfaire tout le monde, des fans de la première heure en recherche des titres math-rock à ceux qui veulent plutôt des morceaux accrocheurs et dansants. La guitare n’est jamais défaillante, et le chanteur qui semble monté sur ressort se livre complètement avec un enthousiasme communicatif.

23h19, le bouquet final

Ce sera la claque finale du festival, aussi déroutante que spectaculaire. Aphex Twin (photo), rare et auréolé de mystère, offre toujours des sets exceptionnels, qu’il prend parfois un malin plaisir à saboter. Personne n’avait donc la moindre idée de ce à quoi il fallait s’attendre. Et cette fois encore, Aphex Twin a fait du Aphex Twin. Pendant une heure trente, on ne peut pas dire qu’on a dansé. En revanche, nous avons assisté à une performance sonore et visuelle hors-normes et dont on se souviendra longtemps. Après une première demi-heure hypnotique, cryptique et éprouvante de musique expérimentale qui fait fuir les moins téméraires, l’expérience nous emmène dans une escalade de beats pour atteindre une techno (un peu) plus digeste. Le public, forcément partagé et unanimement interloqué, en prend plein les yeux et les oreilles. Car en plus d’être attaqués par le son, on est assaillis par une pluie de lasers, une scénographie hyper construite, et des images entrecoupées de lumière blanche qui bougent à toute vitesse sur les écrans, déformant en direct les visages des festivaliers et tournant en dérision des personnalités françaises ; politiques, joueurs de foot et artistes influents, tout le monde y passe. L’ensemble, globalement assez flippant, nous étouffe et nous laisse une sensation particulière, mitigée, assez chaotique. Mais le terme d’œuvre d’art ne nous paraît pas abusif. On termine notre soirée sonnés, mais nous n’aurions échangé notre place pour rien au monde. Chacun des trois jours nous aura apporté une expérience unique, intense et surprenante, en somme tout ce pour quoi on vient en festival.

Le bilan

Côté concerts

La carte maitresse
The Cure, un concert d’anthologie qui restera dans les annales.

Le bluff
Two Doors Cinema Club, les poses façon « je suis un dieu », c’est too much

L’as dans la manche
Weval, ils ne font pas de vagues, mais leur musique déménage

Le tapis
Aphex Twin, ça passe ou ça casse

Côté festival

On a aimé
- Les risques pris dans la programmation et le bon dosage entre les différents styles musicaux. Et avec les femmes à l’honneur en prime !
- La bonne humeur générale qui régnait entre les organisateurs, les artistes et le public
- La diversité des stands de nourritures et ateliers
- L’engagement du festival en faveur de la solidarité, de l’écologie et de la tolérance

On a moins aimé
-  Les tarifs des consommations. On ne pensait pas que ça pouvait être plus cher que les dernières fois, et pourtant…
-  L’attente pour aller aux toilettes, en particulier le premier soir. A quand les urinoirs féminins ?
-  La place que prennent les marques dans le festival. L’espace Coca-Cola qui n’arrête pas sa playlist alors qu’un concert a commencé sur la scène juste en face, on en parle ?
-  Le monopole de Kronenbourg qui laisse un choix assez pauvre en bières

Infos pratiques

Prix des boissons :

- Bière en 50 cl : 7€ la Kro, 8€ la 1664 Blanche, 9€ la Grimbergen
- Soft : 4€ les sodas, 3 € la bouteille d'eau

Prix de la nourriture :

- Part de pizza : 7€, pizza complète solidaire : 10€
- Burgers : entre 8 et 14€
- Frites : 3 à 4€
- Galette de falafel : 9€

Prix du festival :

- Pass 3 jours : 159€
- Billet 1 jour : 69 €

Transports :

- Métro ligne 10 arrêt Boulogne - Pont de Saint-Cloud ; Tram T2 arrêt Parc de Saint-Cloud

Conclusion

Rock en Seine s’affiche comme un festival où l’on est libres d’être qui l’on est, ou qui l’on voudrait être, le temps d’un week-end. Que l’on souhaite oser l’excentricité ou s’offrir un lâcher-prise complet, c’est le meilleur remède pour lutter contre la morosité de la rentrée. Il ne reste pas figé sur ses acquis et se réinvente d’année en année, osant un éclectisme musical qui peut faire grincer des dents, entre pop, hip-hop, électro, et vient titiller son identité première résolument rock. Il a toutefois le mérite de se montrer audacieux et ouvert… Tout en sachant rassurer les aficionados de la première heure, avec un zeste de têtes d’affiche en capacité de tuer le game, mêlées à des petits nouveaux qui offrent la même générosité que leurs patriarches. On a déjà hâte de connaitre les risques qui seront pris par les programmateurs l’année prochaine.

Récit et photos : Anna Cortese