On était à
Jazz Sous Les Pommiers 2022, le ministère de tous les jazz

Après une édition 2021 décalée à fin du mois d’août et soumise au protocole sanitaire, l’édition 2022 du festival normand retrouvait son agenda printanier et les conditions de la vie d’avant. Jazz Sous Les Pommiers s’ouvrait le 20 mai 2022, le jour de l’annonce de la composition d’un nouveau gouvernement français. Mélangez les infos, secouez-les : voici le compte-rendu d’une semaine passée au sein de l’un des trois plus grands événements de jazz en France, dont c’était la 41ème édition.

Jour 1. Mardi 23 mai 2022, convoquer un conseil des ministres extraordinaire

C’est par un conseil extraordinaire, une réunion inédite de pointures du Blues et de la Soul, que débute notre festival 2022. A la salle Marcel-Hélie, Cedric Burnside, guitariste et chanteur grammy-sé, offre l’âpreté magnifique de son country blues, puisant dans la tradition du Nord du Mississipi. En solo dépouillé ou en duo guitare batterie, apaisant comme un baume et bouleversant à la fois : assurément un des concerts de l’année. Dans une énergie tout autre, davantage Soul et Gospel, Thornetta Davis, une icône venue de Detroit interprète avec album « Honest Woman » (photo). Lorsqu’elle revisite le classique « Use Me » de Bill Withers à grand renfort de percussions – dont joue son mari au sein du quintet qui l’accompagne sur scène – on voit monter la ferveur. Cette première soirée, l’une des plus marquantes pour nous du festival, s’achève au Magic Mirrors, avec le blues de Muddy Gurdy. Guitare électrique, percu, chant et …une vielle à roue, qui donne son originalité à ce trio arrivé à Coutances après 18 heures de route depuis leurs terres du Massif Central.

Jour 2. Mercredi 24 mai 2022, école, santé, pouvoir d’achat : donner des signaux clairs

D’écoles il est question au Square de l’Evêché, dont l’édition 2022 permet la réouverture. Les formations jazz issues des écoles de musique régionales y enchaînent en effet leurs prestations sur la scène Avis Aux Amateurs. C’est à la nuit tombée, avec une voûte de lumières tissée entre les arbres, que le Square révèle son potentiel instagramable. A l’heure où, au Village de la place De Gaulle, d’autres soignent leur carnet de santé avec le calva du bar du P’tit Zef ou du thé à la menthe (on vous recommande l’option fleur d’oranger) servi au centre de cette place heureusement débarrassée des tristes grillages version 2021. Quant à l’aménagement d’un troisième Village sur la place dite de la Mission (photo), en contrebas de la salle Marcel-Hélie, c’est clairement LA réussite de l’édition 2022. Avec une offre de restauration « pouvoir d’achat-compatible » (on salue le duo féminin aux manettes du food-truck de galettes salées à 3 euros), un effort de déco autour des tables de pique-nique et certains soirs un DJ. 

De ce mercredi de concerts se détache le voyage alchimique dirigé par Keyvan Chemirani : huit fous du rythme assis en arc de cercle livrent une performance puisant dans la musique persane et la musique savante indienne, avec un mash-up mémorable entre la scansion traditionnelle indienne de Prabhu Edouard et le beatbox de Julien Stella (clarinettiste du duo NoSaxNoClar). Du concert de MP85 ensuite, on retient également l’idée de partage de la musique. Ici entre l’octogénaire Michel Portal et le guitariste béninois complice d’Herbie Hancock, Lionel Loueke, ainsi qu’avec le tromboniste allemand Nils Wogram. Mais la plus belle surprise pour nous réside dans la création du résident du festival Théo Ceccaldi. Avec le nouveau quintet qu’il a constitué - et quelle intelligence de s’entourer de musiciens dont certains sont d’une génération plus jeune que la sienne : Auxane Cartigny au piano, Robinson Khoury au trombone, Laura Perrudin à la harpe électrique et la voix, Julien Loutelier à la batterie - le violoniste et compositeur signe un retour à son meilleur jazz. Et l’on retombe en amour de Théo, le magnétique. Pour sa façon de susciter la tension, de créer une progression spectaculaire dans chacune de ses pièces, pour son jeu incroyable de la main droite (oui droite, celle des pizzicati). Vous nous verriez : on ne décroche pas une minute, le dos étiré, les mains arrimées sous notre fauteuil rouge au Théâtre. De l’ouverture avec «Addis» passage de relais avec sa précédente création et son inspiration liée à l’Ethiopie, jusqu’à «Zeus», réarrangement du morceau qu’il a écrit pour le Concert de Résidents de l’édition 2021. En bonus l’arrivée sur scène de la fascinante chanteuse Climène Zarkan, habituée à mêler sa voix au trombone intense et orientalisant de Robinson Khoury (au sein du groupe Sarab).

Jour 3. Jeudi 25 mai 2022, laisser s’exprimer le pouvoir de la rue

A «Jazz» (c’est par ce raccourci que les locaux désignent Jazz Sous les Pommiers, exemple : tu viens à Jazz ?), les manifestations de rue participent à la bonne marche du gouvernement festivalier. Le festival s’ouvre cette année au street-art, avec des collages du mot « Rêve » dispersés à certains endroits, mais c’est surtout la qualité des spectacles de rue, entre déambulations théâtrales et acrobaties, qui est remarquable. De 15h00 à 16h00, la tendresse douce-amère du spectacle intitulé Qui Vive nous cueille (photo) : les artistes de la Compagnie Adhoc déroulent en accéléré les scènes d’une vie de couple passant le cap de la trentaine, de la quarantaine puis de la cinquantaine. Autour de nous, dans le public des spectacles de rue gratuits - et également au Magic Mirrors - on observe une mixité d’âges et de conditions, alors que les salles payantes - Marcel-Hélie et Théâtre - sont remplies majoritairement de seniors.

En récap ce jeudi : Jon Luz et Maria Alice, leur morna du Cap Vert à la beauté assez déchirante, puis l’époustouflant mandoliniste Hamilton de Holanda, trésor national au Brésil, mandolin-hero accompagné d’un pianiste remarquable Salomão Soares. La pépite de la soirée s’écoute dans un Magic Mirrors rempli d’un public de tous les âges : Ludivine Issambourg et Antiloops, son groupe depuis dix ans déjà (Nicolas Derand aux claviers, Timothée Robert à la basse, Julien Sérié à la batterie), entre le jazz et une infinité de courants musicaux. Talentueuse, audacieuse, la flûtiste porte sur scène le futuriste académique (une combinaison de danseuse) qu’elle arbore sur la pochette de l’album « Supernova ». Parmi ses invités - Ellinoa, Vincent Aubert - il manque Théo Ceccaldi, présent sur le disque mais absent de Coutances pour un soir. On change de salle mais on reste dans le même champ lexical cosmique, interstellaire : Thomas de Pourquery ancien résident de Coutances revient avec son groupe Supersonic et un troisième album intitulé «Back to the Moon». Têtes d’affiche, ils remplissent la salle Marcel-Hélie et emportent le public durant une heure et demie, et un rappel qu’ouvre Fred Galiay seul en scène le temps d’un solo crépusculaire.

Jour 4. Vendredi 26 mai 2022, privilégier une coalition gouvernementale

Jazz Sous les Pommiers mise sur une stratégie d’alliances partisanes, avec un casting de représentants du jazz, du blues, de la soul, mais aussi de l’afro-funk, de la bossa, du fado et de l’électro. Sans pour autant brouiller son message - jazz et musiques cousines - le festival juxtapose du pointu et de l’entertainment. Exemple ce vendredi à la salle Marcel-Hélie où l’on passe du Tigran Hamasyan Trio avec l’album “StandArt” – et l’impression d’être embarquée par un torrent piano contrebasse batterie sans parvenir à reprendre sa respiration – au show grand public Respect to Aretha (photo). Mené par le groupe américain Antibalas et le pianiste Jake Pinto, avec successivement les chanteuses Sandra Nkaké, Robin McKelle, Zara McFarlane et Alice Russell - une de nos chanteuses préférées de toujours - ici pieds nus, en toge argentée gospelisante. Un spectacle dont on perçoit le potentiel de réconfort auprès du public, même si l’on regrette de ne pas avoir ressenti d’émotion. 

Nos coups de cœur du jour se trouvaient dans d’autres salles. A commencer par la création de Fidel Fourneyron en tant que résident du festival : un nouveau quartet au line-up particulièrement original. A la croisée des quatre chemins (« Cuatro Caminos »), Fidel réunit le solaire Arnaud Dolmen (batterie) et le ténébreux Vincent Peirani (accordéon), tandis qu’il mêle son propre jeu au trombone dans la réflexion et la pudeur, à celui, expansif et plus démonstratif, d’Ana-Carla Maza (violoncelle). Trois artistes avec lesquels Fidel n’avait encore jamais joué. Les partitions sont de mise, on est à la naissance d’un programme prometteur, d’un répertoire collectif à la fois plein de vie, euphorisant mais aussi nostalgique et touchant. Deuxième coup de cœur : l’afro-groove de la bassiste et chanteuse ivoirienne Manou Gallo, qui convoque Bootsy Collins, Fela Kuti ou l’ivoirien Ernesto Djdjé, tout en multipliant les messages d’émancipation féminine. « Liberté à nos mères, nos sœurs, nos filles. En tant que femme noire africaine, j’ai traversé la tempête. Je suis fière de mon travail. » Charismatique et inspirante.

Jour 5. Samedi 27 mai 2022, mettre en avant un exécutif féminisé et rajeuni

Valoriser les talents émergents de la scène hexagonale – et autant que faire se peut, mettre en lumière de jeunes artistes féminines – c’est la mission de la scène Découverte du samedi matin au Magic Mirrors. A commencer par le trio Suzanne (Maëlle Desbrosses à l’alto, Hélène Duret aux clarinettes, Pierre Tereygeol à la guitare) dont le concert en tableaux sonores plutôt contemplatifs se conclut par un pur moment de grâce : la voix de Pierre fait des merveilles lorsque le trio revisite la folksong « Satisfied Mind », invitant pour l’occasion Robinson Khoury au trombone et Etienne Renard à la contrebasse. Le genre de moment que l’on adore, parce qu’il nous amène à écouter toutes les versions existantes de cette chanson. Au sein de la génération mise en avant ce samedi, les musiciens s’entrecroisent : on prend les mêmes (Robinson, Etienne, Pierre), on ajoute Mark Priore au piano et Elie Martin-Charrière à la batterie et c’est l’album « Broken Lines » de l’étoile montante du trombone, Robinson, qui est interprété sur scène (photo). Avec un instant magique également lorsque Robinson chante sur le morceau « Breaking the lines ». 

Parmi les jeunes artistes féminines de ce samedi, on retient également le trio de chanteuses et percussionnistes La Perla, originaires de Bogotá en Colombie : mini-chorale mais effet cathartique. Et pour finir Roni Kaspi, la batteuse israélienne de seulement 21 ans, petit prodige acclamée par la salle Marcel-Hélie pour son solo fou aux côtés du quinquagénaire Avishai Cohen (le contrebassiste) et du pianiste azeri Elchin Shirinov. Avant cela vers 19h dans la sérénité et la solennité de la Cathédrale de Coutances, le temps de trois morceaux, le duo inédit Louis Sclavis (clarinette basse) - Michel Godard (serpent, l’ancêtre du tuba qui était joué dans les églises) invitait Fidel Fourneyron (trombone). Un des plus beaux moments du festival.

Le bilan

Côté concerts

La sobriété brûlante : Cedric Burnside

La plus belle surprise du festival : Théo Ceccaldi création en quintet

Le line-up le plus original : Fidel Fourneyron création en quartet « Cuatro Caminos »

Le talent et l’audace : Ludivine Issambourg & Antiloops « Supernova »

L’inspirante : Manou Gallo

Les fous du rythme : Keyvan Chemirani & The Rhythm Alchemy

Côté festival

On a aimé : 

- La qualité et l’ouverture de la programmation

- La réussite du Village de la Mission, dont l’agencement constitue l’héritage positif des conséquences du Covid sur l’édition 2021

- La signalétique au format XXL, en amélioration notable par rapport à l’édition 2021

- La qualité des spectacles de rue

- Le succès de la boutique du festival, lié à son nouveau positionnement au cœur du Village place De Gaulle

- L’eau mise à disposition gratuitement, avec 1 euro pour le gobelet consigné

- Les introductions concises des concerts sur scène par l’équipe du festival

- Le bonheur de retrouver les hôtes coutançais inspirants qui nous hébergent

On a moins aimé :

- Le froid saisissant en soirées, mais le festival ne peut commander la météo

- La fermeture du bar du Magic Mirrors durant la Scène Découverte entre 12h et 15h30

On suggère : 

- Un transfert de la billetterie sur la place De Gaulle, 

- Un marquage au sol pour guider les pas vers le Village de la Mission, 

- Une communication claire sur la possibilité de présenter des billets dématérialisés,

- Davantage de street-art

Infos pratiques

Prix du festival : abonnement individuel 20 euros puis billet de 6 à 24 euros par concert

Prix du cidre : 4 euros (25 cl) + 1 euro de gobelet consigné

Prix du vin : 2,5 euros (12 cl) + 1 euro de gobelet consigné

Prix du thé à la menthe : 3 euros

Prix de la nourriture : galettes au fromage de 3 à 5 euros (même ordre de prix : burgers, croq’, nouilles, spécialités portugaises …)

Transport : Depuis Paris, au minimum 4 heures de train avec un changement à Caen

Conclusion

En renouant avec la semaine du pont de l’Ascension, la 41ème édition de Jazz Sous Les Pommiers retrouve quasiment son niveau de fréquentation d’avant COVID.  35 000 billets édités pour les concerts de la programmation payante, soit 90% de taux de remplissage, contre 40 000 en 2019 avant la crise sanitaire. L’envie revient dans les salles et aux villages du festival. Coutances lance une saison 2022 prometteuse pour les festivals de jazz estivaux. 

Post scriptum : Si vous nous lisez depuis plusieurs années, peut-être souhaitez-vous connaître la suite de l’histoire de Dom et Elise ? Ces deux fidèles bénévoles, présents à chaque édition, s’étaient rencontrés au festival il y a plus de huit ans. Happy End à Coutances : ils se marient en juillet 2022.