On était à
Jazz à Junas 2021, les pierres, les cigales, le jazz

Dans le Gard, à une bonne trentaine de minutes de Nîmes, Junas est un spot incontournable parmi les festivals de jazz. Sur quatre jours, l'événement de la fin du mois de juillet propose deux scènes : l’une gratuite à l’heure de l’apéro, l’autre payante avec son majestueux décor de pierres pour les concerts à la nuit tombée. Son organisation reste associative et puise sa force dans une centaine de bénévoles. On vous raconte la 28ème édition du festival.

Jour 1. 16h00, le village aux noms de rues de jazzmen

Après 3 heures de TGV Paris - Nîmes suivies d’une quarantaine de minutes en voiture, nous arrivons à Sommières, dont l’ancienne gare est convertie en hôtel. C’est de là qu’était acheminée la fameuse « terre de Sommières ». Aujourd’hui le bassin d’emploi repose sur Nîmes et Montpellier. A 5 minutes en voiture on rejoint Junas, une commune rurale du Gard de 1.000 habitants environ, avec son climat méditerranéen, ses entrelacs de ruelles, ses maisons en pierres qui ne suffisent pas pour autant à retenir la fraîcheur. Sa singularité est de faire honneur aux jazzmen (photo).

Le premier rendez-vous est fixé sur la place centrale pour un concert en accès libre sous réserve de présentation du pass sanitaire – en tout cas si l’on veut entrer dans l’enceinte-même. Cette contrainte imposée juste quelques jours avant le début du festival par l’évolution de la réglementation, ne concerne pas les cigales, qui remplissent l’espace sonore. C’est ici que l’on retrouve notre binôme pour la rédaction de ce compte-rendu à deux voix. Hébergé à Aujargues, un autre village qui jouxte le site du festival, il est venu en voiture de l’Ardèche, en mode « contemplons les paysages en 4 heures plutôt que 2 heures d'autoroute ». 

18h00, le saxophoniste aux pieds nus

Sur la place de l'Avenir, au centre du village (photo), le projet du saxophoniste aux pieds nus Gaël Horellou intitulé « Identité » métisse énergie jazz et maloya (la musique de la Réunion). Au rythme immuable des cigales – il faut s’y habituer, ou pas – un trio de percussions traditionnelles de la Réunion (le sati, le roulèr, le caïambe …) s’allie à un trio de jazz atypique par son instrumentation - sax alto, guitare et orgue. L’ensemble nous emporte par une générosité tangible sur des morceaux chaloupés et syncopés. Et quand la musique sur scène s'efface, le chant des cigales persiste, persifle et perdure.

19h50, changement de décor

Après une quinzaine de minutes de marche entre la place du village et le site des Carrières et un contrôle du pass sanitaire, les festivaliers qui ont souscrit au pass payant disposent d’une heure et demie avant les concerts nocturnes dont le premier commence à 21h00. Le “village du festival“ consiste ici en des tables de pique-nique installées au centre d’une poignée de stands qui proposent de se restaurer pour une dizaine d’euros (photo). L’espace, net et ouvert, se targue d’avoir pour décor la pleine lune, qui est d'ailleurs la thématique du festival jusque sur son affiche, pour cette édition. Quant aux WC, on repère 3 toilettes sèches installées à l’entrée du site, pour un site qui peut nous dit-on accueillir jusqu’à environ 1.000 festivaliers par soir.

Quand bien même les Carrières de Junas ne semblent pas avoir l’accessibilité d’un festival comme Jazz à Vienne avec sa plateforme installée pour les personnes à mobilité réduite, on fait l’expérience en raison d’une blessure que l’on peut se rapprocher en voiture du site à proprement parler, sous réserve d’en aviser les organisateurs.

21h00, la découverte des Carrières

Le premier choc tient donc en la découverte des Carrières, un site dédié à l’extraction de pierres, forgé par le labeur de l’homme mais où la nature a désormais repris ses droits. Le site fut exploité depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du 20ème siècle, avant de servir de décharge puis d’être réhabilité depuis 1987 et de servir de décor grandiose à des évènements. Fractures à ciel ouvert dans la roche, les parois offrent un fond de scène aux artistes. Des lettres sont taillées à même la roche, formant les mots « musique de jazz » (photo). La scène en tant que telle, dressée en fond de carrière, n’est pas abritée. Quant au son, il est correctement partagé grâce aux enceintes installées au niveau de la régie, à peu près au milieu de l’espace.

22h00, derrière les paupières

Enveloppés par les modulations en mode lunaire du Trio Rouge avec Madeleine Cazenave au piano, Sylvain Didou, à la contrebasse et Boris Louvet à la batterie, on se familiarise avec la mise en lumières du site des Carrières. Au sol, deux rubans de LED délimitent une allée entre les deux rangées de chaises (photo). En fond de scène se déclinent un camaïeu de vert émeraude et de bleu turquoise sur les feuillages des arbres, et un panel d’ocre, de violet, de rose fuchsia, et d’orange sur les pans de roches. L’effet est des plus féériques.  

Le trio présente son premier album «Derrière les paupières». Une des compos est intitulée “4%, en référence à la proportion de femmes dans le monde du jazz”... mais pas dans le monde de Junas, dont la prog 2021 met volontairement en avant les artistes de jazz féminines. La musique prend tout son sens dans cet environnement : le set hypnotique, cinématique, se termine par le titre « Au petit jour », à la nuit tombante. 

23h30, le grand ensemble de neuf musiciens

La qualité d’écoute du public junassol est palpable, tandis que le décor naturel se magnifie (photo). Une qualité d’écoute d’autant plus appréciable pour un projet comme « Twins », aussi formidable qu’exigeant. Concocté par le directeur artistique à savoir le trompettiste Fabrice Martinez en impulseur et dynamiseur d'orchestre, le programme revisite 25 ans de musique du compositeur Jean-Rémy Guédon. Le projet nous éblouit par l’homogénéité du grand ensemble de neuf musiciens, ou comment se marient un quatuor de bois d’obédience classique, un quartet de jazz et un invité en la personne de l’accordéoniste Vincent Peirani, qui a désormais une rue à son nom à Junas. Les entrées des bois, à savoir hautbois, basson, clarinette et clarinette basse sont d'une délicatesse et d’une subtilité absolues.

Jour 2. 18h00, au-dessus c’est le soleil

Chaleur accablante et cigales incessantes ne gâchent en rien la bonne humeur ambiante. Les arbres qui ombragent la place centrale du village et le vent bienfaisant contribuent à la douceur de l’ambiance. Face à la mairie, cette place est rebaptisée Place Daniel Humair, batteur de jazz et artiste aujourd’hui octogénaire qui a réalisé les vitraux du Temple protestant de Junas, un espace de recueillement dépouillé (photo). D’élévation spirituelle il est question aussi avec le programme de Céline Bonacina, intitulé « Fly Fly », porté par l’osmose plus que parfaite entre Céline Bonacina à l’emblématique saxophone baryton, le contrebassiste Chris Jennings également co-compositeur, le percussionniste et chanteur Jean-Luc Di Fraya…et les cigales (of course !). Les trois solistes donnent de la matière orchestrale et servent un seul but, celui de nous procurer un sentiment de plénitude, un pur moment de bonheur. “Fly Fly to the Sky” : la couleur du voyage et l’expression musicale d’une quête plus vaste.

21h10, sur le rocher

Sur le site des Carrières, en complément des rangées de chaises installées au parterre, un espace pour le public est aménagé en surélévation. Au sommet d’un promontoire rocheux, au même niveau que la régie (photo). La pianiste Perrine Mansuy nous offre une création intitulée « West of the Moon », un répertoire de compositions qu’elle prépare depuis deux ans. Une musique dont la force d’évocation est liée au lyrisme de la pianiste et repose sur Simon Tailleu à la contrebasse, Jean-Luc Di Fraya que l’on retrouve dans ce programme également aux percussions. Avec un espace d’expression réservé à la flûtiste Naïssam Jalal, dont l’amitié et la collaboration avec Perrine remontent en 2015, à l’époque du projet 100% féminin La nuit d’Antigone.

00h00, cool jazz et bossa nova

Entre les concerts, l’écolo jazz bar fait le plein (photo), tenu par des bénévoles. Chacun des bénévoles - une centaine au total - connait la mission qui lui est confiée : restauration des artistes, bar, protection du matériel en cas d’intempérie, taxi pour les artistes et les professionnels et organiser les "run" sans anicroche de tous ceux qui doivent être véhiculés n'est pas une sinécure.

Après 28 années d’expérience, l’équipe fait montre d’une adaptabilité à toute épreuve, qui se traduit ce soir par sa capacité à organiser, du jour pour le lendemain, un concert de remplacement suite au désistement de Guillaume Perret. Si ça, ce n'est pas l'esprit jazz ! C’est donc « Remember Stan Getz » du saxophoniste Sylvain Rifflet qui prend la seconde partie de soirée. Incontournable spécialiste de son aîné saxophoniste, Sylvain Rifflet a conçu un programme en piochant parmi les 600 albums enregistrés par Stan Getz. Entre bossa nova et cool jazz, il se passe des choses dans ce set. Aux côtés de Simon Tailleu à la contrebasse (qui était forcément disponible en cette seconde partie de soirée), Nelson Veras à la guitare, Ziv Ravitz à la batterie, la chanteuse Celia Kameni confirme sa classe et son charisme.

Jour 3. 18h00, la jeune génération

Sous les feuillages de la place du village nous attendent déjà trois jeunes musiciens - Etienne Manchon aux claviers, Clément Daldosso à la contrebasse et Théo Moutou à la batterie... et les cigales (always !). Avec de l’humour à l’énoncé des intitulés des morceaux, ils nous proposent une belle palette d'initiatives. "Ça n'a pas de sens mais j'aime bien l'idée" dixit le leader du trio, nous aussi ! Leurs compositions enthousiasmantes annoncent un album qui devrait sortir à l’automne. 

Le soleil illumine encore le site des Carrières (photo) à l’heure à laquelle nous buvons des coups et nous restaurons, avant le concert solo de Laura Perrudin. La chanteuse également harpiste – qui joue sur une harpe « trafiquée » spécialement conçue pour elle – est une véritable femme orchestre. Elle respire musique, elle transpire musique. Dans son spectacle traversé de cordes au naturel, de cordes synthétiques, de manipulations numériques, la jeune trentenaire convoque des amis imaginaires au fil de ses récits intermédiaires.

02h00, une inauguration nocturne

Après les bidouillages électroniques de Laura Perrudin, le trompettiste Eric Truffaz propose son projet planant, électro-groove, intitulé « Lune Rouge », en ce soir de pleine lune. Avec l’indispensable Benoît Corboz aux claviers, Christophe Chambet à la basse et Tao Ehrlich à la batterie, ils sculptent les sons, huilent une belle mécanique de distorsions en allégories rythmiques. A minuit passé, les festivaliers transportés s’avancent vers la scène.

Depuis presque 30 ans, le village de Junas double-baptise ses rues, avec la pose de plaques aux noms des musiciennes et des musiciens. Ces inaugurations peuvent donner lieu à des scènes cocasses, comme celle à laquelle nous assistons à 2h du matin : le trompettiste Erik Truffaz (photo) jouant Hello Dolly, entouré de ses proches, de quelques noctambules et des responsables du festival, dans la benne d'un camion de l'organisation.

Jour 4. 11h00, un peu de botanique

En fin de matinée, à l’heure où le site des Carrières se refait une beauté (photo), la journée commence place de l'Avenir pour une conférence du botaniste Francis Hallé sur l'intelligence des plantes, la communication des arbres. Francis Hallé, anti-aristotelicien - puisque le philosophe grec, mauvais botaniste, avait considéré que les arbres ne sont pas intelligents - nous explique que les plantes n'ont pas d’organes vitaux mais qu’elles sont résilientes. Si elles n'ont pas d'œil, pas d'oreille, pas de cerveau, elles « voient » la lumière. A l’heure du déjeuner tardif c’est Canoa, un groupe repéré par le réseau OcciJazz, qui prend la scène.

23h50, le match final

En soirée le ciel se fait menaçant, les nuages laissent craindre le pire... ou le meilleur (photo). Le meilleur du groove en l'occurrence. On l'attendait, ce match de gentils barbus programmés en clôture du festival : quelle affiche ! D’un côté le projet « Odyssée » du Sacre du Tympan dirigé par Fred Pallem, de l’autre, le projet « Back to The Moon » du Supersonic mené par Thomas de Pourquery. Le Sacre du Tympan, d’abord, met en exergue un travail d'orchestration, une écriture aux couleurs collectives, partagées en trois catégories de quatre musiciens chacune, à savoir la rythmique, la section des cordes et celle des cuivres. Fred Pallem nous emmène dans son univers et même au-delà avec des morceaux -aux titres encore provisoires- prévus pour le prochain projet, dont un hommage à son père.

Si Fred Pallem nous propose son « Odyssée », Thomas de Pourquery, lui, revient carrément de la lune. Six musiciens sur scène et de multiples possibilités : en duo, en quintet, en sextet... avec ou sans le chant... Et quand ils s'y mettent tous ensemble, c'est tout un régiment qui se déplace tellement ça barde ! Tout y passe. Tous les styles. Pas de zone de confort, l'auditeur comprend vite qu'il va se faire bousculer, ne sachant dans quel voyage on l'entraîne puisque la destination de toute façon n'est pas déterminée. Ce n'est pas un concert, c'est une expérience comme on dit dans les restaurants gastronomiques. D'une intensité extrême, allant à la recherche des limites. Le morceau « Give The Money Back » est propice à un final explosif amorcé par l'esthète Edward Perraud, suivi d’un rappel avec les musiciens du Sacre du Tympan qui rejoignent la scène pour une jam en apothéose dans les Carrières. Quelle claque !

Bilan

Côté concerts

La valeur sûre
Céline Bonacina Trio, le jeu incroyable de Céline au baryton, l’osmose avec Chris à la contrebasse et les vocalises de Jean-Luc nous bouleversent

La bonne surprise : 
Etienne Manchon Trio, après ce set emballant, on attend l’album de ces trois-là 

La transe à Junas : 
Eric Truffaz Quartet, Supersonic de Thomas de Pourquery, de mémoire de bénévole, ça fait longtemps que l’on n’avait pas vu ça à Junas

Côté festival

On a aimé :

- Le décor vertigineux et sa mise en lumières
- Le format en trois beaux concerts par soir
- La qualité d’écoute du public
- La bonne humeur ambiante

On a moins aimé :

Pour l’une d’entre nous :
- Les piqûres de moustiques qui mangent les jambes la nuit
- La vigilance pour quitter le site qui manque un peu d’éclairage la nuit

Infos pratiques :

Transports :

La voiture est indispensable
- Depuis la gare de Nîmes-Centre, environ 40 minutes en voiture pour Junas
- Entre la place du village et le site des Carrières, environ 15 minutes de marche

Prix des billets :

- 90€ le pass 4 jours

Prix de la nourriture :

- 10€ en moyenne pour un plat
- 6€ les beignets

Prix des boissons :

- 3,5€ la bière
- 3€ le verre de vin
- 1€ l’eau

Conclusion

Avec la convivialité érigée en valeur socle et un cadre grandiose, le festival de Junas est un incontournable dans le parcours des festivaliers épris de jazz et de décors d’exception. Y participer requiert toutefois de l’organisation car la voiture reste nécessaire pour s’y rendre et trouver un hébergement. Après cette édition 2021 réussie malgré les contraintes, nous souhaitons au festival de retrouver son affluence maximale dès l’édition prochaine.

Texte et photos : Alice Leclercq, Nicolas Pommaret @declecticjazz