On était à
Beyond my piano, festival affranchi

Du haut de ses deux années, Beyond My Piano s’avance timidement dans la masse compacte des festivals parisiens. Avec une programmation entièrement dédiée à ces artistes qui bidouillent, trifouillent et hackent leur instrument fétiche, il est un événement à la fois sage et sauvage, classique et curieux, historique et futuriste.

Jour 1, 19h12 : Chou blanc devant l’entrée

Samedi soir, les transports en commun nous déposent au plein coeur de Ménilmontant à Paris pour la première soirée de Beyond My Piano, accueilli exceptionnellement à la Maroquinerie. En bons festivaliers, familiers de l’énergie sauvage qui règne habituellement dans les lieux, on a sorti notre paire de chaussures la plus costaud, rangé carte d’identité et carte bleue dans nos poches de jean et en avant ! Avec un premier concert annoncé à 18h30, on débarque à 19h20 assurés de trouver un concert bien entamé et une ambiance au climax.

Mais c’est sans compter le format singulier du “festival” : avec une heure de battement entre chaque set, on tombe nez à nez avec une salle qui se vide, et un guichet fermé. Qu’à cela ne tienne, on prend une bière à la porte d’à côté - la jolie Bellevilloise, que demander de plus? - pour patienter tranquillement jusqu’au concert suivant.  

20h00, Panier, Piano, Panier, Piano

Bien à l’heure cette fois-ci, on s’enfonce dans les entrailles de la Maroquinerie tout impatientés que la soirée commence. Dans la salle en sous-sol, une centaine de personnes sont posées sur le sol, l’air curieux et attentif. On se fait une raison : le piano, même affranchi, s’écoute assis. Les trois hommes de Piano Interrupted (photo) nous embarquent alors dans un intense jeu de ping pong musical entre contrebasse électronique, piano et clavier. Leur manière de jouer est en dehors des conventions, et des sessions d’impros jazzy aux signatures rythmiques ahurissantes réussissent à faire se secouer un public qui semblait promis à la sagesse. Leur musique est généreuse, et derrière leurs visages aux sourires radieux on voit bien qu’ils y prennent un plaisir monstrueux. Leur musique est une véritable épopée à vivre en live, à mi-chemin entre Steve Reich et Aufgang.

22h10, Ciné-concert : Rami, Bachar … et Faust

A propos d’Aufgang, voilà Rami Khalifé qui débarque avec son frère et son piano pour cette nouvelle partie de soirée que l’on imagine déjà foisonnante et enlevée. Sans un mot, Rami et Bachar (photo) s’installent de part et d’autre de la salle et la projection Faust de Murnau se lance. Nous voilà partis pour 45 minutes de pure tourmente : le piano et les percussions crient la colère divine, la peste, le pacte avec le mal et le feu. Avec son cajon et ses cymbales, Bachar infuse le film dans une atmosphère tribale quand Rami fait vibrer toute la salle au rythme des marteaux du piano. Mais dommage, l’heure suivante du film plonge le concert dans un romantisme douteux que les musiciens peinent à rendre passionnant.  

Jour 2, 20h02 : Trois pianos, un musicien

Pour cette seconde soirée, direction les Bouffes du Nord, dans cette salle aussi majestueuse qu’en ruines. Le concert d’Edouard Ferlet (photo) n’a pas encore commencé mais on sait déjà que l’on va rentrer dans le coeur de ce que veut dire « bidouiller son instrument ». Trois pianos, un musicien, cherchez l’erreur. L’homme s’assied, commence à jouer, et soudain les deux pianos laissés seuls se mettent en branle. Mieux, ce sont eux qui mènent la danse : marteaux à l’air et entrailles dénudées, ils déroulent des mélodies mécaniques qui semblent se répondre l’une l’autre. Edouard Ferlet, en jouant sur le sien, se faufile entre ces mélodies. Compositeur pour partitions à six voire douze mains, il convaincrait même le moins mélomane d’entre nous. Mieux que du sample temps réel, il cultive un goût du riff, de la loop et des couches de sons propres à l’électro comme personne. Le mec est un monstre de talent, et ce n’est que le cadre solennel du lieu qui nous retient de lui lancer un cri d’encouragement, les deux bras tendus.

21h57, Le « zen-funk » est dans la place

Après l’habituel break d’une heure, pendant lequel on laisse quelques euros dans une bière et un casse-dalle, on retourne dans la salle. Autour de nous, ça cause architecture et biennale (« Savez-vous que le thème, cette année, est Prosopopée ? »), mais l’ambiance est détendue. Le Suisse Nik Bärtsch (photo) et son groupe nous font découvrir le principe d’ostinato, complexes imbrications de motifs asymétriques qui hypnotisent le public. 23h30, on sort de la gueule des Bouffes du Nord en ayant la franche sensation d’avoir perdu le nôtre (de nord).  

Jour 3, 19h30 : Du corps au ventre

Lundi soir, la semaine a repris et il faut presser le pas pour attraper le premier temps de la soirée. Dans un format hybride entre théâtre et concert, on retrouve le Bachar Mar-Khalifé (photo) de notre première soirée. En lieu et place de la scène, une scénographie type Radeau de la méduse occupe l’espace, où Bachar alternera entre des chants clamés à plein poumons et des jeux de projection théâtralisés sur l’imaginaire de la guerre et du chaos, des envies et des rêves. Une performance foisonnante, lourde de sens, aux tableaux volontairement (trop) décousus.

22h, Ap(ér)othéose

Rafraîchis par un verre et le froid hivernal, on rattaque à 22h pour la dernière soirée du festival. Grandbrothers (photo), deux jeunes Allemands en jeans et baskets viennent s’installer face à face, à leurs claviers respectifs, chacun un verre de vin rouge à la main (« Paris, c’est beau » nous disent-ils). Coup de coeur de la soirée, du festival, et même de l’année, leur performance enlève les mots de la bouche. Tout à la fois bricolée, traditionnelle et profondément contemporaine, leur musique est confondante. Entre deux morceaux, ils nous expliquent leur secret : bien que sur deux claviers distincts, l’un à noire et blanche, l’autre en AZERTY, ils « pilotent » le même instrument ; l’ordinateur, relié à une barre en métal, active des marteaux additionnels placés dans le ventre du piano. On est conquis. A la lumière, le régisseur vient inonder la salle de flashs au rythme des morceaux. Ca nous fait tout chaud à l’intérieur.

Côté concert

La confirmation
Grandbrothers, découvert en ligne avec Ezra was right, et leur premier album qu’on va s’arracher dès sa sortie en mars.

La découverte
Edouard Ferlet et ses trois pianos dont deux mécaniques, concert hors normes où le bricolage de piano est roi.  

La déception
La seconde heure du Ciné-concert Faust avec Rami et Bachar Khalifé, calme, trop calme, après une tempête si savoureuse.

Côté festival

On a aimé :
- La salle des Bouffes du Nord, son look délabré et majestueux
- L’équipe d’accueil du festival, disponible et attentive
- Le public qui s’attarde sur scène avec les artistes à la fin des concerts

On a moins aimé :
- Les plages vides d’une heure d’attente entre chaque concert
- L’absence d’une proposition de restauration et boissons à petit prix (difficile de manger pour moins de 10 / 12€, 7€ la pinte aux Bouffes du Nord)

Conclusion

Ce qu’on aime chez Beyond My Piano, c’est cette incroyable capacité à conjuguer bidouille et tradition, électro et classique, expérimental et précis. Pendant trois soirs, les esprits s’ouvrent et les publics se rencontrent, car finalement il y en a pour tout le monde, du mondain classico au fondu d’électro. Petit festival deviendra grand, et si le contenu est déjà là, la forme est à maturer. Qui sait, peut-être bientôt un pass trois jours ? Des projections ou débats entre chaque set ? Les Bouffes du Nord rhabillées aux couleurs de l’événement ? Un bar à petit prix ? Au bilan donc, une très bonne note pour Beyond My Piano, auquel ne manque qu’une petite touche festival.

Un récit de Millie Servant
Photos : Beyond My Piano - Rémi Desmonet Collectif Scale