On était à
Transmusicales 2023, transes tièdes

Sous un climat qui s’annonçait un peu moins rigoureux que d’autres années, on a rempilé pour le seul festival qui ose vous inviter à vous congeler dehors les nuits de début décembre, avec, il est vrai, une réputation pas usurpée, plus de quatre décennies durant, pour justifier l’effort. On sait bien, par ailleurs, que les Trans ne consistent pas qu’en les soirées king-size du jeudi-vendredi-samedi au Parc Expo. Sans parler des Bars en Trans (quasi festival à part entière depuis un bon moment), c’est aussi en d’autres lieux avec d’autres types de propositions ou de cadre, dès le mercredi et jusqu’au dimanche. Mais il se passe souvent bien des choses mémorables dans la zone industrielle de Saint-Jacques-de-la-Lande, coeur vibrant de cette fête rennaise et mondiale qui chaque année affûte les appétits des esgourdes curieuses.

Jour 1. 20h24, premiers coups de son à déguster

Lorsqu’on débarque pour ce premier soir de bain annuel dans les sons des azimuts, on fait comme quand on rentre à la maison après sa journée de boulot : on ne regarde pas en entrant si le canapé a changé de place ou si la plante du salon aurait besoin d’eau. Là, pareil, on file direct au premier concert qu’on s’est noté dans le running order, la déco et les changements apportés par rapport à l’année dernière, on verra plus tard. A priori, on voit bien, en traversant les espaces qui mènent de l’entrée par le hall 5 au hall 3 où va démarrer le set d’Irnini Mons, que les fondamentaux n’ont pas trop bougé, entre fonctionnel et agréable, et hop, on pousse les portes battantes pour voir ce que ça donne, cette année, la cuvée nouvelle. Première mise en bouche agréable sans être mémorable, ce premier concert a le bon goût d’offrir une entrée en matière où on prend la température sans besoin de rentrer dans le vif du sujet. Intéressant, avec un son au relief bien troussé, mais qui demanderait une réécoute tranquille, la prestation live n’ayant pas en elle seule une saveur autosuffisante. Pas grave, merci, suivant. Portes battantes, froid, portes battantes, chaud.

21h20, soul millésimée

Autrement plus consistante est la prestation de l’américain.e Brittany Davis, belle âme solaire au groove généreux. Claviériste noir.e aveugle faisant de la soul mâtinée de funk ? La comparaison avec Stevie Wonder est injustement immédiate, mais on découvre d’emblée à quel point la figure tutélaire est revendiquée, tant l’esthétique du groupe est ancrée dans la période iconique de Wonder dans les 70’s, sans pour autant renoncer à être de son époque, avec des scansions hip-hop et des structures très libres (la référence sera néanmoins assumée jusqu’à une reprise de “Superstition”). On regrette de ne pas saisir les paroles, du coup, devant cette personnalité indéniablement forte et libre ; il faudra y revenir, plus tard. On ressort malgré tout du concert avec un peu de frustration, il a manqué quelque chose, une présence dans la voix, un charisme plus assumé, c’était peut-être un peu trop sage… mais beau moment malgré tout.

22h27, pop croate ou techno tanzanienne

Dans cette première soirée où tous les halls ne sont pas ouverts, et où on finit un peu plus tôt que les nuits suivantes, le programme est forcément un peu plus resserré. En gros, ça se passe assez largement entre les halls 8, le grand, et 3, le moins grand. C’est dans ce dernier que l’on retrouve le jeune croate Fran Vasiliç (photo), attendu à la faveur d’une notoriété nourrie sur les réseaux sociaux. On découvre un chanteur au timbre de voix intéressant, généreux lui aussi sur scène, mais les compos pop sont un peu lisses à notre goût et, comme l’année dernière, assez vite on se surprend à aller musarder dans la Greenroom, qui révèle une programmation assez chouette et variée. Ce n’est certainement pas la salle préférée des photographes, mais sûrement la plus immersive pour le public. C’est en tout cas là que se déploie le mélange détonnant proposé par Judgitzu, formule hybride très efficace d’afro-techno aux influences multiples, et qui tabasse bien comme il faut.

23h46, l’élégance chaude de Joe York

En tout cas, il fait froid ! Pas de doute, c’est les Trans, quoi. Ce moment improbable où la jeunesse rennaise vient faire son éducation festivalière et musicale en acceptant que la fête se fera en se pelant le jonc entre des halls immenses et impersonnels à picorer des propositions artistiques que, pour la plupart, on ne reverra plus, dans un son trop fort avec de la bière trop fade. Bon, ceci dit, on passe avec Joe York un moment de grande qualité : belle voix, belle présence, un show soul aux influences jamaïcaines très élégant, propre et puissant. En revanche, on avait déjà séché le concert de Flore Laurentienne, mais on ne va pas se réconcilier avec le hall 8 en cette deuxième partie de soirée. La performance bricolo-rigolo de Jacques… euh, c’est marrant 5 minutes et après on se souvient que c’est quand même censé être de la musique sur laquelle on peut avoir un avis… et on va assez vite voir ailleurs.

01h56, Afrique nocturne et transe électrique

Après avoir baguenaudé à la Greenroom voir le combo Motel x Magugu, on se dit que la soirée est faite, pas tonitruante mais très correcte pour une première bordée de concerts. Autant dire qu’on n’était pas prêt pour ce qui aura été indéniablement le meilleur concert de la nuit, celui de Ndox Electrique (photo). Hypnotique et rêche, puissant et ancré, ce projet autour des rituels et psalmodies africaines (pour faire très très court...) mêlant chant incantatoire, percussions polyrythmiques et grosses déflagrations de guitares s’impose d’emblée comme un moment fort de cette édition. Et puis bon, on finit par regarder l’heure et se dire qu’on aurait bien poussé jusqu’au set de Sextile, mais tant pis, il faut être raisonnable, il y en a qui bossent le vendredi, figurez-vous.

Jour2. 22h53, prendre ses marques, faire son marché

Bon, on est arrivés un peu avant 22h, mais les premiers sets ne nous ont pas plus emballés que ça. Twende Pamoja et leur création franco-ougando-nigério-tanzanienne au hall 3, Roni Kaspi (et son show sans doute impeccable mais sans effet whaou non plus) au hall 8, et finalement on était aussi bien dans les interplateaux assurés les trois soirs par les mêmes combos de DJs, le quatuor “Big Fat Kosmo del Mundo” et “Mathilde, Gomina et Jean-Louis Presque”, pour certains des piliers joyeusement indéboulonnables des Trans. Alors on se prend d’un espoir qu’avec Hanry (photo) se révèle la première pépite notoire de la soirée... parce que c’est le jeu imparable des Trans chaque année, quelle sera la révélation dont on parlera ensuite, en disant “j’y étais, c’était énoooorme…”. Et… bah non. Les Rennais offrent un set trippant et maîtrisé mais pas dément non plus, déployant un répertoire onirique aux palettes variées mais dans des formules qui finissent par être un peu convenues ou en tout cas sans grande surprise.

00h43, tout venant et ventre mou

On ressort du concert d’Uche Yara gentiment séduit, et on se dit que ce n’est pas assez. Un concert là encore maîtrisé et sobrement généreux, un peu poseur et sûr de lui, bref pas une claque. Et quand on arrive sur les coups de 1h du matin sans avoir eu de vrai frisson musical, on devient un peu impatient, à consommer des propositions de qualité mais auxquelles il manque un embrasement mémorable. Pas de panique, on en passe par ce genre d’état entre saturation et déception au moins une fois chaque année, avant de se faire surprendre et de redonner à la soirée une plus juste appréciation d’ensemble. N’empêche. Les gens déambulent et festoient par grappes, se croisent, mais pas d’incandescence collective et, s’il fait nettement moins froid que le premier soir, la “place des fêtes” aura rarement si mal porté son nom. L’année dernière, par exemple, elle accueillait plusieurs fois par soirée la performance improbable et foutraque de Dalle Béton. Cette année, l’équivalent en termes de propositions réitérées (cette fois entre le hall 5 et les abords de la greenroom dans le hall 4) est nettement moins jubilatoire : une “conversation” entre danse et batterie, dans des espaces dévolus par ailleurs à la bouffe, à la boisson ou au passage d’un espace à un autre… raté, dommage. 

01h25, sauvés par le disco suédois

C’est d’ailleurs après un passage par le Greenroom pour voir de quel bois était fait le set de Paulette Lindacelva qu’on déboule devant les Suédois de Diskopunk (photo). Là, le ton est donné tout de suite par l’ébouriffant chanteur : “bon, vous avez eu votre dose de musique introvertie ?”. Le message est clair : “lâche ton corps baby !” Ici il ne va pas s’agir d’autre chose que de lâcher prise et de faire la fête. Le combo groove bien comme il faut, servi par une section rythmique imparable, et on se dit qu’il était effectivement temps de lâcher la bride un peu, là. Pour autant, ce ne fut pas la jubilation absolue non plus, peut-être parce que, comme pour d’autres concerts cette année, la voix n’aura pas eu le charisme ou la puissance pour enflammer vraiment. Mais, dirons nous, au moins on s’est amusés sans se prendre la tête.

02h14, nourritures terrestres et vaisseau spatial bantu

Pour des gens arrivés tard mais restés longtemps, il vient toujours un moment où ça devient une bonne idée de se faire un break non seulement pour se restaurer mais aussi se poser assis en intérieur, débriefer un peu sur ce qu’on a vu un verre à la main. Pour ça, la proposition reste identique aux années précédentes. Pour la boisson, on a de la bière tout venant pas trop chère et pas très bonne ou, hall 5, de la craft beer à 4 ou 5€ le godet. On peut aussi trouver du café, du thé ou du vin, par exemple pour accompagner ses huîtres (puisque le hall 5 propose vraiment une palette assez cool d’offres de restauration, végétarienne ou viandarde, de la breizhiflette au falafel, pour une moyenne de 8-9€ pouvant aller jusqu’à une vingtaine d’euros pour les siens qui voudraient un vrai moment au restau avec entrée plat dessert). Le hall est fonctionnel, avec une déco qui semble un peu sur la réserve par rapport aux années précédentes. D’ailleurs, de la même façon, s’il y avait plus de bancs et de tables hall 4 par exemple, la déco des halls était vraiment minimale cette année.

On reprend les hostilités musicales avec le concert de Bantu Spaceship, création venue du Zimbabwe vraiment convaincante par les collisions heureuses qu’elle provoque entre influences de musiques populaires africaines et grooves urbains tous azimuts. Et, notons le, cette fois les voix sont présentes et efficaces, sans en faire de trop et au service du dispositif.

03h12, fièvre inespérée en incandescence immédiate

Alors qu’on commence à fatiguer, qu’on se dit qu’on va essayer de tenir jusqu’aux trublions californiens de Thumpasaurus, on se fait comme la veille surprendre en pleine torpeur tiédasse par le rugissement tellurique d’un duo japonais survolté, Moja. Quelle claque! C’est là, ça ne se pose pas de questions, ça ne demande pas l’autorisation, et ça fait ! Basse chant batterie, frontal, tout à l’énergie et à l’implication primaire et sincère, des morceaux pas trop longs, pas trop sophistiqués, pas répétitifs pour autant, une jubilation à jouer qui fait plaisir à voir et qui ravit un public qui, comme nous, se réveille sacrément. Comme le jeudi, on a presque l’impression que la soirée commence enfin. Et comme les “américains d’après” se révéleront assez vite décevants, on reste là-dessus pour ce deuxième soir.

Jour 3, 23h15, début de soirée à la volée

Quand on se croit malin, on regrette ensuite, parfois. Ainsi d’un festivalier que nous ne nommerons pas qui, heureux d’avoir réglé son bracelet/pass/cashless pas trop serré pour pouvoir l’enlever une fois rentré au petit matin et ne pas se trimballer le machin toute la sainte journée, se trouva fort exaspéré (voire proche du pétage de plomb) par un samedi soir de décembre quand, au moment de partir, il mit environ une heure à remettre la main dessus et se vit ainsi privé des premiers concerts auxquels il s’était promis d’assister. Cette histoire a sans doute une morale, mais on méditera là-dessus plus tard.

Retour express au Parc Expo donc, pour la fin du set des Silver Lines (photo), idéalement rock sans la posture roublarde, franc et convaincant. Ensuite changement total d’ambiance avec Sami Galbi, sincère et impliqué dans le chant comme dans des bidouillages electro chaabi qui rendent la performance singulièrement organique et humaine dans une greenroom plus habituée au gros son balancé derrière un mac distant. Comment sera la soirée du samedi, partie comme ça ?

00h30, scansions urbaines juvéniles

Toujours en mode rattrapage du train en marche, on file au hall 8 pour le concert des jeunots d’Insincere (photo), manifestement attendus par la jeune génération, avec laquelle ils partagent les codes, les problématiques, la même décomplexion aussi à piocher dans les héritages et les référents musicaux pour construire un propos composite, au fil des morceaux. Flow rap aux accents cockney, penchant pop et sons techno bien troussés, d’un titre à l’autre tout fonctionne et on se demande ce que donnera le projet dans quelques années, tant il semble lié à ce moment fragile de l’entrée dans l’âge adulte. On s’offre ensuite un petit passage dans le hall 9, temple du gros son qui fait vibrer les parois métalliques de la boîte, avec un set pour le coup pas si bourrin de Caracal Project.

01h10, convulsions à la craie

Cette soirée finale semble ne pas attendre comme les précédentes le coeur de la nuit pour dérouler des découvertes consistantes, et c’est tant mieux. On reste dans le rythme, sans vrai temps mort, et on s’en va voir notamment les Irlandais de Chalk, très convaincants avec leur post-punk bien trippant, en immersion dans une bulle sonique ondulante, emmenés par une voix parlée-chantée dans cet écheveau de tessitures massives au groove liquide.

02h15, Bam Bam’s Boogie emporte le match

On reste en partie avec le sang irlandais dans le dosage du composé Bam Bam’s Boogie, combo repéré comme l'un des highlights potentiels de la soirée et qui n’a pas déçu. Oubliez les références à Tricky du dossier de presse ; hormis le sens du groove poisseux, on a là quelque chose de beaucoup plus généreux, dansant, souriant sans distance avec le public. De l’électro-rock bien fat à la Ez3kiel des grands jours par moments, et des tas d’influences (notamment, oui, du trip hop, mais parmi d’autres) bien digérées et sollicitées pour servir l’ensemble. Belle présence simple, et une certaine forme d’envoûtement. On va retrouver ce groupe sur les festivals cet été si les programmateurs venus chaque année faire leurs emplettes aux Trans n’ont pas squatté le bar VIP pendant ce temps-là. 

03h17, déflagrations transféministes en toute liberté

On a le temps de voir la fin du set bien furieux de Bambie Thug à la Greenroom, où il se passe décidément des choses en live, ces dernières années, et pas seulement du pousse-bouton, avant d’aller se finir devant le dernier concert du hall 3, généralement un bon gros truc pas décevant. Et les Argentines de Blanco Teta offrent effectivement une apothéose punk jouissive, violoncelle en fusion, chant(s) bien sauvages, propos affranchis et véner, c’est un déferlement qui ne ressemble à rien d’autre et ne s’en excuse surtout pas. On ne sait pas toujours quoi en penser mais on s’en fout, contents d’avoir assisté très exactement à ce qu’on vient chercher aux Trans : un moment improbable et fort.

Bref...

On bougonnait l’année dernière sur une certaine tendance des Trans à soit se saisir de musiques traditionnelles du monde de façon superficielle, soit à aller chercher des collisions de style et de cultures un peu trop faciles. Au risque de paraître les “jamais contents” de l’étape, cette année la déception est presque inverse (mais plus nette et globale). Moins gros kaléidoscope mondial que les années précédentes, esthétiques resserrées, pas d’énorme claque imparable, on reste un peu sur sa faim. Est-on au bout d’une démarche qui peinerait à trouver de quoi s’incarner de façon forte dans tous les confins du monde, ou bien est-ce que désormais l’intérêt des Trans se trouve décentré du parc expo, qui n’est plus décidément qu’une composante parmi d’autres d’une proposition générale, plus séduisante sous d’autres formats que ceux proposés à Saint-Jacques ? Ceci n’est, malheureusement, qu’une très longue question, pour le moment sans éléments de réponse simples et spontanés ; en se focalisant sur les (vrais) bons moments passés cette année, il faudra sans doute attendre les éditions suivantes pour se faire une idée.

Le bilan

Côté concerts

- La transe afro-rock qui guérit : Ndox électrique
- Le shoot d’énergie primaire : Moja
- La réactualisation personnelle de références millésimées : Brittany Davis, sous le soleil (jamais dans l’ombre) de Stevie Wonder
- Le groove lourd qui fait tripper : Bam Bam's Boogie et Chalk, dans des couloirs différents

Côté festival

On a aimé :

- L’organisation générale et la fluidité encore accrue de l’ergonomie des lieux
- le système des navettes toutes les 5 minutes à partir ou à destination du centre ville
- le développement, année après année, d’une vraie implication dans les démarches de développement durable : cette année la vaisselle était consignée comme les gobelets, et il n’y a plus de viande bovine au menu - de la musique, mais pas de boeuf !
- la qualité de l’offre de restauration, toujours bien foutue et suffisamment variée pour un prix raisonnable

On a moins aimé :

- une programmation cohérente mais moins foisonnante et affolante que les années passées
- une déco plutôt bien faite mais vraiment minimale dans pas mal d’endroits
- encore, encore et toujours les décibels à un niveau débile sur certains concerts

Récit : Matthieu Lebreton
Photos : Bruno Bamdé