Enquête
Un festival annulé, des centaines d'emplois impactés

Avec l’interdiction des rassemblements au moins jusqu’à mi-juillet, annoncée par le président de la République ce lundi, les festivals de l’été n’auront en partie pas lieu. Mais au delà des festivals, c'est tout un écosystème qui est impacté lorsqu’un événement musical, une manifestation sportive ou un grand rendez-vous n’a pas lieu. Tour d’horizon des conséquences et des impacts directs. 

Comme grand nombre de secteurs d’activité en ce moment, le secteur culturel est durement touché par la crise sanitaire liée au Covid-19. Après la fermeture des salles de concerts, des musées et l’annulation des grands rendez-vous culturels et sportifs du printemps, les nouvelles mesures confirment qu’au moins une partie des festivals de l’été n’auront pas lieu. Une décision importante et attendue par les organisateurs qui demandaient de la visibilité depuis plusieurs semaines sur la tenue ou non de leurs événements. Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer, l’organisation et le montage d’un festival dépendent de nombreux paramètres, et la décision d’annulation doit être le plus anticipée possible. Cette dernière étant désormais confirmée pour une importante partie des festivals de l’été, éclairage sur les impacts directs et indirects sur ceux qui font et qui gravitent autour de ces événements.

Les équipes permanentes et les renforts

Il est essentiel de comprendre le fonctionnement d’un festival pour comprendre l’impact que celui-ci peut avoir sur l’emploi et sur son environnement. Car un festival c’est avant tout des emplois directs que l’on peut lister de manière non exhaustive :

L’équipe permanente du festival
Direction, administration, communication, direction technique, programmation, production, médiation, partenariat, billetterie, ressources humaines… En fonction des événements, des équipes de 3 à 30 personnes travaillent à l’année, ou sur une partie de l’année, pour préparer le festival. 

Les équipes techniques
Régisseurs, techniciens,électriciens, son, lumière, plateau, menuiseriers, plombiers, accueil artistes… chaque année ce sont des dizaines de personnes qui sont embauchées, intermittentes ou non, par le festival pour le montage, l’exploitation et le démontage.

Les saisonniers
Bars, billetterie, accueil, Cashless… Salariés directement par le festival, les saisonniers officient pendant l’exploitation pour l’accueil et les services au public. Au festival Art Rock qui se déroule chaque année à Saint-Brieuc, « l'équipe est composée de 6 permanents qui sont rejoint par 150 intermittents et 40 CDD saisonniers qui s'occupent de la billetterie, du Cashless, de l'accueil du public et des partenaires » explique Carol Meyer, directrice de l’événement.

Le Hellfest, plus gros budget des festivals français, emploie 17 salariés à temps plein, et 1200 personnes supplémentaires toutes activités confondues pendant le festival. De son côté les Eurockéennes de Belfort ont embauché 611 personnes en 2019, pour un coût salarial total avoisinant les 1,5 millions d’euros, sur un budget de 9,5 millions, en comptant à la fois les salariés permanents de l’association, mais aussi les renforts en CDD et les intermittents recrutés pour le festival et sa préparation. A Charleville-Mézières, le Cabaret Vert « est organisé avec 13 permanents, et une dizaine de prestataires qui facturent leurs services » confirme Julien Sauvage le directeur. « Pendant le festival on ajoute environ 200 intermittents, sans compter les artistes, musiciens et techniciens qu’on prend aussi en intermittence. Ils sont une centaine chaque année » explique t-il.

Les prestataires et les fournisseurs

Comme nous l’expliquions dans notre article du 26 mars « Les festivals de l’été auront-ils lieu ? », les prestataires et fournisseurs jouent un rôle indispensable à la bonne tenue de l’événement. L’annulation des festivals les impacte donc directement, eux qui pour certains sont entièrement dépendants du secteur évènementiel. On y retrouve :

Les prestataires techniques
Aménagement et mobiliers, techniques et installation, Cashless, contrôle d’accès et accréditations, location bungalows et sanitaires, location de véhicules et de matériel… ils participent à l’organisation et à la mise en œuvre de l’événement. Une étude de la Sacem estime aux alentours de 40% du budget d’un événement les charges liées à la partie technique de l’organisation, prestations et embauches confondues. Prestataire lumière des festivals Art Rock ou Panoramas, la société Art Light explique dans un entretien au Télégramme « faire entre 15 000€ à 20 000 € de location de matériel pour un grand festival ».

Les prestataires de services
Sécurité, restauration et stands, catering (restaurants des équipes et des artistes), photographes, entretien et propreté, traiteurs… ils qui font partie de l’événement que ce soit pour le confort des festivaliers ou les besoins de l’organisation. « L’agence de sécurité qui travaille sur le festival parle d’une perte d’un million d’euros avec l'annulation de la saison estivale » appuie Carol Meyer

Les fournisseurs en amont de l’événement 
Les réseaux de communication (achat d’espaces média, achat de publicité et de visibilité), les imprimeurs (affiches, flyers, programmes…), les graphistes, les réseaux de diffuseurs (affichage urbain, distribution flyers, relais physique de communication…), les réseaux de billetterie (revendeurs de billets nationaux et internationaux), les logiciels informatiques de gestion… qui permettent la bonne diffusion la bonne organisation de l’événement en amont. A titre indicatif, le budget communication d’un festival varie entre 15 et 30% de son budget global d'après la dernière étude de la Sacem sur le sujet.

Les fournisseurs pendant l’événement 
Approvisionnement des bars et restauration, merchandising, location de véhicules, moyens de paiement et d’accès (cartes, bracelets, badges), décoration… tous les acteurs, outils et consommables qui permettent à l’événement et son organisation de fonctionner et de proposer aux festivaliers tout ce dont ils ont besoin pour vivre pleinement leur expérience.

Un festival comme Art Rock collabore avec 135 prestataires, dont 40 liés à l'artistique. Du côté du Cabaret Vert ce sont plusieurs centaines de fournisseurs qui interviennent sur le festival « rien que sur les bars et la restauration, c’est une multitude de prestataires, de petites brasseries… Personne n’a la capacité en local de fournir tous les festivals » explique Julien Sauvage. « Le festival travaille par exemple avec 4 boulangeries différentes uniquement pour les besoins internes, sans parler des stands qui doivent eux aussi se fournir en pain » continue le directeur du festival éco-responsable qui travaille quasiment exclusivement en circuit court. Il n’oublie pas non plus qu’en plus des prestataires du festival, ce sont aussi les fournisseurs de ses prestataires qui seront impactés en cas d’annulation « on ne paie pas de facture au maraîcher de Charleville-Mézières, pourtant je sais qu’il attend le festival avec impatience car les stands à qui on confie la concession se fournissent chez lui ».

Pierre-Henri Deballon, co-fondateur et président de Weezevent, qui accompagne un très grand nombre de festivals sur la billetterie, le contrôle d’accès et le Cashless, explique que « les reports et les annulations ont et auront forcément des conséquences. Aujourd’hui Weezevent fait entre 3 et 5% de son chiffre d’affaire habituel. On devait embaucher 8 personnes pour notre pic d’activité de l’été sur les Cashless et le contrôle d’accès, nous avons dû geler ce scénario ». Pour le co-fondateur de la start-up française, cette crise a un triple impact sur son activité « on a une baisse du chiffre d’affaire, cumulée à une hausse de charges, car nous accompagnons les festivals sur les annulations, les obligations juridiques liées à la billetterie, les remboursements, la facturation, les mises en place de dons… On s’est donc renforcé pour faire face à cette surcharge de travail ». Pour autant, cela n’amène pas de revenus supplémentaires « en général, nous facturons les remboursements aux organisateurs. On a décidé de jouer le jeu et de ne rien facturer ». Enfin troisième impact non quantifiable pour le moment, la disparition éventuelle des événements après cette crise : « est-ce que certains partenaires ou certaines collectivités ne se désengageront pas en 2021 suite à une année sans festival ? Est-ce que tous les événements seront encore là l’an prochain ? » s’interroge Pierre-Henri. La situation ne met néanmoins pas sa structure en péril : « on a la chance d’avoir de la trésorerie, d’être en capacité financière » confirme-t-il. Ce qui n’est pas forcément le cas de tous les prestataires et fournisseurs des événements. « On ne pourra pas refaire de festival si nos prestataires ne s’en sortent pas » conclut Carol Meyer du festival Art Rock.

Les artistes et leur environnement

Le cœur d’un festival de musique reste l’artistique. Les festivaliers ne voient que la partie émergée de l’iceberg : les artistes sur scène et au mieux quelques techniciens qui les accompagnent. Mais un groupe en tournée, c’est aussi une équipe sur les routes et beaucoup de personnes impliquées en amont.

Les artistes et leurs équipes techniques
Musiciens, chanteurs, chargés de production, roadies et backliners, techniciens son, techniciens lumière, chauffeurs… A chaque concert des équipes supplémentaires, pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines, en plus des artistes sur scène, interviennent pour que le spectacle se passe au mieux.

Tourneurs (bookers)
Les tourneurs travaillent sur les séries de concerts des artistes pour former les tournées. Ils gèrent les aspects logistiques, techniques et financiers en amont. En fonction des festivals, le nombre de personnes impliquées peut varier du simple au triple. Chaque booker gère un catalogue d’artistes. Il peut potentiellement y avoir autant de bookers que d’artistes, même si d’ordinaire un booker va « vendre » plusieurs artistes à un même événement. Chez Furax qui fait tourner entre autres Roméo Elvis et Emily Loizeau, ce sont 8 personnes qui travaillent quotidiennement sur les tournées.

Management, promotion, relations presses
De l’enregistrement musical à la scène, plusieurs intermédiaires interviennent autour de l’artiste. Le manager (ou agent) planifie le développement de l’artiste, accompagné des équipes de promotion, de communication et de relations presse qui se chargent de faire connaître l’artiste au plus grand nombre.

Du côté du festival Art Rock « on travaille avec une trentaine de tourneurs chaque année, et comme nous sommes un festival pluridisciplinaire, on collabore aussi avec 5 galeries pour les expositions et entre 5 et 10 compagnies de danse et d’arts de rue » détaille la directrice du festival.

« Une tournée colle en général avec une actualité » explique Josselin Britschgi, booker chez Cold Fame qui gère entre autre les tournées de Last Train ou encore Bandit Bandit. Ces derniers devaient « faire 60 dates cette année, les annulations du printemps et de l’été en impactent déjà une trentaine, dont 20 annulations fermes » complète-t-il. « Un groupe comme Bandit Bandit, c’est 3 attachés de presse, un éditeur, un manager et un booker qui ont participé de près ou de loin au montage de la tournée. Et pendant les festivals, c’est 4 artistes sur la route, un technicien et un manager » ajoute Josselin. Des métiers autour des artistes souvent précaires : « les attachés de presse et ceux qui travaillent sur la promotion sont souvent indépendants » rappelle le booker, ajoutant l’importance des festivals pour les artistes et sa structure : « si les artistes émergents ne font pas de live, ça freine forcément leur progression, notamment s'ils ne se produisent pas au Printemps de Bourges qui est un véritable tremplin. Pour nous et nos artistes, la saison des festivals représente la plus grosse période, on fait la moitié de notre chiffre d’affaires sur 3 mois ».

Les retombées économiques sur le territoire

En plus de tous ces emplois directs et indirects, et bien entendu de l’engagement d’un très grand nombre de bénévoles qui contribuent pleinement à l’organisation et à sa réussite, le festival a un impact économique fort sur son territoire de par ses besoins, mais aussi ceux des festivaliers. Sans être exhaustif, différents métiers et branches d’activité sont impactés :

Hôtellerie et hébergement
Que ce soit pour l’organisation même du festival (hébergement artistes, équipes, invités…) ou pour les festivaliers, les hôtels, chambres d’hôtes, campings et logements Airbnb sont directement impactés par la présence des événements. Une ville comme Clisson a vu un troisième hôtel s’installer avec le Hellfest, et les deux premiers monter en gamme ces dernières années. Du côté de Marciac, « les offres chez l’habitant explosent pendant le festival » explique le maire du village.

Restaurants et bars
Les commerces de bouche nourrissent festivaliers, artistes et invités présents pour l’événement. Pendant Jazz in Marciac, ce sont plus de 60 commerces de bouche supplémentaires qui ouvrent. Et ceux qui sont là toute l’année accueillent jusqu’à « 6 ou 7 fois plus de monde » expliquait il y a quelques années un gérant de bar-restaurant de la petite ville du Gers..

Commerces et boutiques au sens large
Boutiques de centre-ville, bureaux de tabac, grandes-surfaces… Tous bénéficient de la venue de milliers de festivaliers qui profitent des commerces locaux pour vivre pleinement leurs événements. Une étude réalisée pour le festival des Vieilles Charrues en 2019 montre qu’en moyenne un spectateur dépense 20€ dans les commerces extérieurs au festival. L'an dernier, ils étaient plus de 270.000 festivaliers à se rendre à Carhaix.

Attractions touristiques et centres d’intérêts
Si le festival attire des milliers de personnes, l’événement se veut aussi être une véritable vitrine pour l’attractivité de son territoire. Le Printemps de Bourges par exemple lance généralement la saison touristique de la ville et sa région en attirant plusieurs dizaines de milliers de spectateurs dès le mois d’avril. « La ville a 47.000 habitants, en 3 jours on accueille plus de 100.000 personnes, il y a évidemment un impact sur l’économie locale » appuie la directrice du festival Art Rock qui se déroule à Saint-Brieuc.

Moyens de transports pour venir au festival
Trains, avions, péages, stations essence… ces frais annexes, liés aux déplacements et au transport, dépensés par les festivaliers, les artistes et l’organisation contribuent aussi à l’impact économique de l’événement

« Une année sans festival c’est déjà une perte culturelle forte » nous explique Jean-Louis Guilhaumon, maire de Marciac, qui accueille chaque année depuis 1978 le festival Jazz in Marciac. « Mais c’est aussi 20 millions d’euros de retombées économiques en moins pour la communauté de communes » ajoute-t-il en s’appuyant sur une étude de l’impact économique du festival sur son territoire réalisée en 2014. « Pendant la saison, c’est plus de 10.000 personnes par jour qui viennent à Marciac. Les cafetiers, hôteliers, restaurateurs et toutes les boutiques auront des pertes significatives sans le festival. Une partie importante de leurs chiffre d’affaires est réalisée pendant cette période. Tout le monde n’a pas en tête l’importance de l’écosystème de la culture sur un territoire » conclut le maire de la commune de 1340 habitants. Dans le même temps, Xavier Bonnet le maire de Clisson qui accueille le Hellfest estime lui à « 9 millions d’euros la perte pour Clisson et les communes avoisinantes » suite à l’annulation du festival en 2020, pendant qu’une étude du CNRS estime les retombées économiques des Eurockéennes de Belfort à plus de 13 millions d’euros.

C’est donc tout un écosystème qui est mis en péril avec l’annulation d’un festival. Même s’il est évident que chaque événement est différent de par sa situation géographique, sa taille, son environnement, les annulations auront un impact plus ou moins important sur les différentes parties prenantes.

Une chose est néanmoins certaine, le secteur est fragile. Et plus le festival est important dans son environnement, plus ses retombées sont fortes et plus son annulation impacte négativement tout son écosystème. Un festival qui n’a pas lieu, ce n’est pas seulement des artistes et un public qui ne se rencontrent pas, ce sont aussi et surtout des emplois et des activités qui sont à l’arrêt.

Photo: Nico M Photographie pour le festival Papillons de Nuit