On était à
Jazz à Saint-Germain-des-Prés, le maître des clefs

Rive Gauche à Paris, le festival nous ouvre à nouveau les portes de lieux exceptionnels qui ne sont pas des salles de concerts en temps normal, comme les grands amphithéâtres d’Assas et de la Sorbonne ou la Maison des Océans. Marquée par la disparition brutale de Didier Lockwood dont le concert constituait un événement, la 18ème édition du festival aligne néanmoins de belles soirées. On pousse les portes pour vous.

Jour 1. Jeudi 24 mai. 21h12, “Pretty boy, pretty moustache”

Des coupes de champagne s’alignent sur les tables écritoires des premiers rangs du grand amphithéâtre de l’Université d’Assas (photo) : ce sont les spectateurs en catégorie or, dont le placement est réservé, qui profitent de ce privilège le temps du festival. Il est impressionnant cet amphi rempli de 1.200 spectateurs applaudissant Yandy Martinez “pretty boy” à la contrebasse et Rudy Herrera “pretty moustache” à la batterie, que nous présente cocassement Roberto Fonseca. L’occasion pour nous de redécouvrir le pianiste cubain en trio, après son grand format salsa sur la scène de Jazz à Vienne l’été dernier. Et cette formule trio, on achète. Du moins, toute la première moitié du concert qui fait penser au jazz moderne britannique avec un jeu ultra percussif au piano et une batterie qui envoie du broken beat. On s’avoue bluffé par leur style Gondwana Records de Manchester, jusqu’à ce que patatras Roberto Fonseca ne cède à la démagogie à coups de mambo salsa et de leçons de cubain qu’il fait répéter au public. “Nina, yo se que te gusta mammmm...bo”. Facile et sans intérêt. Mais notre déception personnelle n’est pas représentative du public, qui danse complaisamment dans les allées de l’amphi.

Jour 2. Vendredi 25 mai. 20h17, “Un nombre d’heures incalculable passé sur ces tables numérotées”

Ses cinq ans d’étude à Assas lui semblent dater d’une autre vie, nous raconte le contrebassiste Stéphane Kerecki, le lendemain, en introduisant sa composition Manarola légèrement teintée de latin-jazz, qu’il joue en trio avec la trompettiste Airelle Besson et le pianiste Edouard Ferlet (photo de couverture). On retiendra ce morceau plus que les relectures de Ravel ou Fauré d’un trio qui manque d’épaisseur. A moins que la salle trop grande pour le trio, dans laquelle le son s’évanouit, ne joue en sa défaveur. Le contraste en termes d’alchimie de groupe est d’autant plus frappant lorsque Emile Parisien prend le pouvoir sur scène face à un public qui s’est pourtant ramolli après l’entracte. Meneur du Sfumato & Guests, en version élargie à huit musiciens d'exception, sans Joachim Kühn mais avec Michel Portal, Vincent Peirani, Pierre Durand et Théo Ceccaldi, le saxophoniste s’approche de chacun en dansant, le groove au corps. Il les encourage à décupler leur énergie sur les tempos échevelés des morceaux, s’agenouille à leurs pieds (photo) comme pour mettre encore plus en valeur leurs solos respectifs.

22h19, “Le clown tueur de fêtes foraines”

Résultat, les artistes se montrent littéralement habités. Leurs visages et leurs corps se font encore plus expressifs sur la longue composition collective Le Clown tueur de fêtes foraines, un véritable thriller que Vincent Peirani ouvre d’un solo d’accordéon. Dans cette pièce instrumentale imagée, narrative, on visualise d’abord un manège au ralenti, un clown qui masquerait sa soif de revanche derrière sa large bouche rouge, avant de partir sévir dans la nuit. Les sonorités évoluent vers l’intranquille, vers l’inquiétant, jusqu’à un cri de peine ou de remords final chanté tout autant que joué par Vincent Peirani. Ovation du public. Après le concert, le festival a l’ambition que le public suive l’after-jazz au restaurant du Lucernaire. C’est à 200 mètres d’Assas alors on y passe une tête. Il y a un effort pour proposer un à-côté au concert, à défaut de foule, face à Noé Huchard au piano, Clément Daldosso à la contrebasse et Guilhem Flouzat à la batterie (photo), les très jeunes musiciens auxquels la jam session est confiée.

Jour 3. Lundi 28 mai. 21H30, “Une petite pâtisserie légère au possible”

Après Assas la contemporaine, la Sorbonne historique nous en met plein les yeux (photo): boiseries, fresque gigantesque, statues de Pascal, de Lavoisier, de Descartes, dômes, voûte ornée de médaillons peints de Vénus. Dans ce cadre, en ancienne violoniste ayant le violon dans les tripes, on ne peut qu’être comblée par la débauche de cordes de l’Ensemble Appassionato. On voulait de l’onctuosité dans le son ? Avec huit violons, trois altos, trois violoncelles et une contrebasse, nous voilà servi. Sans mièvrerie, sans guimauve, mais dans le velouté. Et davantage encore avec l’autre contrebasse, le piano et la batterie du trio de Thomas Enhco qui les rejoignent sur scène. Dirigé par Mathieu Herzog, l’ensemble propose le fruit d’un travail d’arrangements de thèmes de Gershwin. Jusqu’à une “petite pâtisserie qui donne une vision méconnue de Gershwin, à ravir”, une berceuse qui se conclut sur la pointe des archets par des harmoniques aux violons. Et puis le thème archi célèbre de Summertime, réarrangé à la fois avec luxuriance de cordes classiques, à tomber, et rythmique échevelée du batteur du trio jazz.

Jour 4. Mardi 29 mai. 21h30, “Mother Nature is with us today”

Que d’eau ! De l’eau de mer sur les fresques qui ornent l’amphi de la Maison des Océans, un petit écrin de 500 places, complet ce soir pour la chanteuse Indra Rios-Moore (photo). Des trombes d’eau, le fracas de l’orage martelant à tout rompre le damier de verre au-dessus de nos têtes. A tel point que le batteur du groupe, concurrencé, lève les yeux au plafond alors que nous l’encourageons par nos applaudissements. “I’ve got to interrupt my plan to sing to the god of rainwater” sourit Indra Rios-Moore, dont la voix, sur du gospel et du rhythm and blues, commence à être couverte par cette mousson du haut de l’amphi où l’on s’est placée. Magie ou hasard, après la séquence de jazz spirituel destinée aux dieux, l’orage marque un répit. Le guitariste ouvre ses paumes vers le ciel en signe de remerciement. On éclate de rire. Ce que l’on retiendra de la chanteuse pour notre part, c’est sa reprise jazz d’un classique de la soul, What you Won’t do for Love. Le joli moment de la soirée.

Jour 5. Jeudi 31 mai. 22h20, “Tu descends de voiture et tu rentres à pieds, Miles”

"Thelonious Monk lâcha Miles Davis sur la route pour avoir mal joué son Round Midnight alors il supporterait mal mon arrangement de son tube éternel", sourit Laurent de Wilde. Son New Monk Trio, mis en avant au stand de disques à la Maison des Océans (photo), dégage beaucoup de chaleur en live. Laissant commencer chaque morceau par Jérôme Regard à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie avant de les rejoindre au piano, Laurent de Wilde agrémente sa relecture de Monk, forte en basse, d’anecdote. Comme Pannonica, “le prénom de la baronne qui aimait les jazzmen”. Laurent de Wilde nous transmet avec décontraction sa science, rendant l’oeuvre accessible tout en laissant deviner sa complexité: “Thelonious est un si bémol cosmique, c’est sa note absolue”. Il nous fait siffler l’air de Friday the 13th “un antipoisse très puissant”. Il nous invite à nous laisser bercer par Locomotive, “un morceau introspectif dont on va encore ralentir le tempo”. Il faut dire que dès la première partie du concert il nous a charmée en duo avec Ray Lema. Par Liane et Banian, une compo rêveuse inspirée par le banian, un arbre du Laos. Et par son humour: “D’en-bas on a l’impression que c’est un océan d’applaudissements, ça tombe bien on joue du piano aqueux”.

Jour 6. Vendredi 1er juin. 21h50, “J’avais passé le concert en lévitation, je m’étais promis de le faire revenir”

Frédéric Charbaut, le directeur du festival, se réjouit du retour du Lars Danielsson Group après son passage manifestement marquant à l’édition 2015 du festival, tandis qu’encore une fois ce soir à la Maison des Océans on grimpe en haut de l’amphi en-dessous de la fresque marine (photo). Le contrebassiste suédois en quartet interprète des morceaux de son triptyque Liberetto I, II, III. Spectaculaires par leur progression, comme si à chaque morceau on actionnait un curseur d’intensité croissante et décroissante en toute fluidité, d’une simple mélodie à un torrent d’énergie. C’est le concert le plus époustouflant du festival. Les houras du public se déchaînent. Cet homme est un génie en terme de richesse mélodique évoluant en fièvre rythmique, accompagné par Grégory Privat au piano, John Paricelli à la guitare. Notre préféré ? Le batteur Magnus Ostrom, dont on n’aperçoit que le carré plongeant de cheveux blancs, tête penchée sur ses fûts. Monstre de rythmique drum and bass, il apporte une tension croissante sur Passacaglia. En comparant une fois rentrée avec sa version Youtube de seulement 4 minutes, on se dit que décidément, il n’y a que le live pour nous procurer des émotions pareilles. Il fallait nous voir, penché en avant pendant deux heures, nous griffant le ventre tellement ce fut intense.

Jour 7. Lundi 04 juin. 21h40, “I’m gonna leave you”

Elle flotte Mélanie de Biasio, sur la scène du Théâtre de l’Odéon. En legging et ballerines, elle se déplace sur ses demi-pointes, frôlant le sol, rebondissant sur un matelas d’air invisible comme si elle cherchait non pas à s’ancrer mais à se déséquilibrer. Intranquille dans une ambiance crépusculaire. Cette ambiance tient à la demi obscurité de la salle, éclairée de façon faiblarde par les lampes des chandeliers fixés sur les trois niveaux de balcons dorés et par une rosace située au centre de la voûte peinte (photo). Et puis au climat brumeux des morceaux de son album Lilies systématiquement introduits par une ligne de flûte et des percussions, réminiscences d’un Orient vécu ou rêvé, on ne sait. Le caractère répétitif de la pulsation vise l’hypnotique. Notre moment préféré restera pourtant son interprétation d’un morceau issu de son album précédent : I’m gonna leave you. Parce qu’il part du jazz pour évoluer dans le trip-hop et puis le rock, il est de loin le plus intéressant de ce concert de clôture du festival.

Le bilan

Côté concerts

le hors concours

Lars Danielsson Group, au-dessus de tout le reste en live, pour son déchaînement d’énergie à partir de mélodies limpides.

les félicitations à l’unanimité

Sfumato & Guests dans l’amphi de l’Université d’Assas, pour le sens du collectif et la pulsation qui s’affole.

la mention très honorable

New Monk Trio dans l’amphi de la Maison des Océans, pour la transmission de savoir bienveillante.

Côté festival

On a aimé

- La notion de festival : il possède une identité liée aux lieux atypiques et fait l’effort de programmer des à-côtés (showcase à la Fnac, jazz & bavardages au café, tremplins jeunes, after-jazz au restau).

- La quantité de staff pour accueillir et orienter le public dans les salles.

On a moins aimé

- La déception causée par le report de l’ouverture de l’Hôtel Lutetia qui devait accueillir un des concerts.

- Ces spectateurs à Assas qui filment avec leurs smartphones au lieu de vivre les concerts. Touristes de leur propre vie.

Infos Pratiques

Prix de la bière : 4 euros la canette de 1664 à la Maison des Océans

Prix des concerts. Assas : 20 euros (cat 3), 30 euros (cat 2), 40 euros (cat 1) ou 70 euros (cat or). Sorbonne et Maison des Océans : 40 euros (cat unique) ou 70  euros (cat or). Pass 3 concerts, Pass 5 concerts.

  • Transports : Paris 5ème et 6ème arrondissements

Conclusion

“Des concerts uniques dans des lieux exceptionnels” : avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, Jazz à Saint-Germain-des-Prés franchit le cap des dix-huit années et s’étend désormais sur une dizaine de jours alors qu’il avait commencé sur un weekend à ses débuts. On imagine qu’il ouvrira les portes l’an prochain d’autres salles encore, dans ce coeur historique de Paris.

Récit et photos Alice Leclercq