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La Voix est Libre, le festival qui voit rouge

Chaque année en mai, un festival parisien réunit une bande de musiciens, de danseurs, de poètes et de penseurs pour des créations pluridisciplinaires hors normes. La Voix est Libre ! et elle entend porter le Verbe encore plus haut en 2017 en plein second tour des élections présidentielles. On vous raconte la 14ème édition du festival.

Jour 1. Jeudi 4 mai. 20H40, rouge comme une insoumission revendiquée



On débute le festival au lendemain de son ouverture, irrésistiblement attirés par la perspective d’écouter Serge Teyssot-Gay que l’on avait adoré aux derniers Sons d’Hiver et Banlieues Bleues. Devant 150 personnes venues à la Maison de la Poésie dans le quartier de Beaubourg, Blaise Merlin qualifie le festival dont il est le fondateur et qu’il personnifie, de “Festin pour la liberté d’expression”. Le flyer rouge en forme de slogan se veut direct (photo) et Blaise tout autant, lorsqu’il cite Condorcet quelques jours auparavant à la radio: “Le rôle de l’éducation est de rendre les citoyens indociles et difficiles à gouverner”.

21H00, rouge comme la nuit à travers une mare de sang

Dans le noir complet, deux points de lumière suspendent le temps : Serge Teyssot-Gay marie son jeu de guitare électrique au oud du Syrien Khaled Aljaramani (photo). Leur osmose et leur plaisir à jouer ensemble sont manifestes. Sur leurs accords sombres, lancinants, poignants entre en scène le slameur d’origine libanaise Marc Nammour : “La nuit est sombre. Elle est revenue. Elle est là, elle se pavane arrogante et fière. Elle avance à travers champs de ruines et mare de sang”. Il alterne avec des textes en arabe de poètes engagés du Moyen-Orient, détache chaque mot de son poème en prose comme pour nous le rentrer dans la tête : “Je ne cèderai pas à la bêtise. Je ne lui donnerai pas la parole. Elle me veut sauvage. Elle me veut binaire. Les yeux injectés de sang. Avec une haine si énorme qu'elle te ronge de l'intérieur.“

Ovationné par le public emporté par l’intensité de la soirée, le trio revient après 1h30 de jeu pour un rappel: “L’air est électrique. Le temps est lourd et orageux. Le soulèvement aura lieu”. Porteur de sens, engagé, le ton du festival est donné.

Jour 2. Vendredi 5 mai. 19H30, rouge comme le chapiteau d’un cirque

Le lendemain le festival investit pour cinq jours le Cirque Electrique, un vase site installé sur une dalle au-dessus du périphérique au niveau de la Porte des Lilas. L’ambiance y est très accueillante. En attendant l’ouverture du chapiteau principal (photo), le public passe commande au bar restaurant sous un chapiteau secondaire et s’attable juste devant. Le verre de Languedoc rouge coûte 3 euros, l’assiette de frites savoureuses 5 euros. On circule parmi les photos exposées en observant du coin de l’oeil Christiane Taubira échanger avec le directeur du festival.

20H00, rouge comme une kermesse en colère

La kermesse électorale installée dans l’enceinte du site s’anime. Le public s’essaie à tirer au Lepenball (photo) - inutile d’expliquer le concept - à chanter au karaoké révolutionnaire et à “dézinguer le système” au chamboule-tout : les gens lancent un projectile dans un empilement de rouleaux sur lesquels est projetée l’image de Marine Le Pen (photo de couverture). Avant de nous laisser entrer sous le chapiteau principal, des discours façon candidats aux élections sont improvisés sur une estrade par le génial Fantazio qui en quelques mots nous ramène à ce qui  nous relie tous, notre condition de mortels, et par Médéric Collignon qui nous montre ses fesses tout en causant de liberté : l’improvisation qui est tant mise à l’honneur par le festival rime avec impertinence.

21H25, rouge comme une blessure sacrée

Installés sur les gradins avec environ 300 personnes, on écoute un enregistrement de la voix d’Edouard Glissant, un écrivain martiniquais décédé en 2011 qui fut parrain du festival il y a quinze ans: “Le monde se créolise : le monde comprend que son unité passe par une infinité de diversités”. Christiane Taubira qui a accepté au pied levé de prendre la parole à la demande de Blaise est largement applaudie par un public déjà conquis (photo). Elle rappelle les concepts qu’Edouard Glissant a développés : l’identité rhizome - l’image de racines multiples qui nous traversent par opposition aux cultures ataviques - et le tremblement au sens d’un refus des certitudes, des choses établies qui imposent un tri, un rejet, qui établissent des frontières. Le poème d’Aimé Césaire dont elle nous récite par coeur quelques vers conclut cette intervention imprévue : “J’habite une blessure sacrée, j’habite des ancêtres imaginaires, j’habite un vouloir obscur, j’habite un long silence, j’habite une soif inextinguible, j’habite un voyage de mille ans, j’habite une guerre de trois cent ans”.

22H10, rouge comme la large bouche d’un clown

Sur scène la flûtiste Elise Caron, le trompettiste Médéric Collignon et le batteur Denis Charolles improvisent des bruitages foutraques. Après un orateur sur le thème des élections que l’on trouve ennuyeux car trop décousu, c’est le tant attendu Fantazio qui nous donne à penser en une seule phrase: “Faire un commentaire c’est enfermer...et c’est le début du fascisme”. Il s’attable, prend l’image d’un vaisseau rempli de tristesses pour débuter son texte et nous embarque dans son imaginaire (photo). Un clown trash, Ludor Citrik, improvise ensuite un show barré, dérangeant. Romain notre voisin dans les gradins savoure ce moment, il est venu ce soir par admiration pour ce clown après avoir suivi un stage avec lui.

La pause à 23h nous fait nous éclipser. Dans notre bus du retour on poursuit l’échange d’impressions avec Suzie, une festivalière et intellectuelle anglaise. Comme elle on aurait aimé ressentir un véritable élan de réflexion avec des discours plus ramassés, en cette veille d’élections critiques. “C’est comme assister au spectacle de Néron jouant du violon devant Rome qui brûle” regrette Suzie.

Jour 3. Lundi 8 mai. 20H00, rouge comme les roses d’Elvis

Dimanche les Français ont voté. Finie la kermesse en ce lendemain d’élections, la terrasse est désertée en raison du crachin et du froid. Les gens se pressent au comptoir où trône toujours un Elvis kitsch (photo). Le bar fonctionne à plein régime en attendant d’entrer sous le chapiteau pour deux créations mêlant danse et musique qui feront la part belle à l’improvisation. “Laisser parler l'instinct, la générosité et l’invention” : voilà le programme fédérateur que Blaise Merlin nous annonce pour - peut-être un quinquennat - au moins la soirée.

21H25, rouge comme le feu sous les pieds d’un danseur

De générosité, le flamboyant Tamangoh (photo), un des plus grands danseurs de claquettes, ne manque pas, en nous offrant 1h15 de performance non stop dont il ressort en nage. On est éblouis par sa vélocité et par la palette d’univers musicaux dans laquelle ce danseur d’origine guyanaise nous emporte avec le flûtiste virtuose Magic Malik et le percussionniste franco-indien Prabhu Edouard qui joue des tablas assis en tailleur sur scène. Tamangoh ôte ses chaussures de tap-dancing pour danser pieds nus parés de grelots, au son d’incantations quasi magiques, revient ensuite couvert d’un masque rituel en bois et de sabots de bois avec lesquels il monte sur ses pointes jusqu’au bord du déséquilibre, rechausse enfin ses claquettes pour un bouquet final où il improvise des battles alternativement avec le batteur, le percussionniste, le flûtiste. La salle remplie applaudit debout la richesse née de cette rencontre.

23H25, rouge comme le bois d’un violoncelle

Au centre de la piste de cirque, une danseuse contemporaine japonaise Kaori Ito, longs cheveux noirs lâchés. Du bord de la piste, Gaspar Claus s’avance à sa rencontre, jouant du violoncelle debout tout en marchant. Ils se cherchent, évoluent ensemble, tournoient lentement. Puis Gaspar se pose dans les gradins (photo), son instrument rougeoie sous l’effet d’une projection vidéo d’images de la forêt amazonienne, face à lui. Kaori rampe, tord son corps. La rencontre entre ces deux-là s’annonce pure poésie.

On ne profite hélas que du début du spectacle. Avec un retard d’une heure au début de la première création et une pause de 40 minutes au lieu de 25, la seconde création devient difficilement compatible avec un retour en transports en commun et un réveil à 6H30 pour aller travailler le lendemain.

Jour 4. Mardi 9 mai. 21H10, rouge comme un tango yiddish

Le lendemain on s’assied à côté d’un groupe de trois jeunes femmes “venues pour la découverte”. Nous c’est pour Serge Teyssot-Gay, qui mêle ce soir sa guitare électrique aux chants judéo-espagnols et yiddish du duo Animal K. Deux jeunes femmes à l’apparence très sage - Marie-Suzanne à la viole et Violaine à l’accordéon - qui chantent la difficulté de l’exil ou un amour impossible. Mais on découvre leur malice lorsqu’elles font muter un chant de travailleurs bundistes (ndlr : communistes juifs dans l’Empire russe) en groove avec ligne de basse funk, ou qu’elles s’attaquent en cantatrices dissonantes à un chant misogyne dans lequel la femme n’a qu’à se taire et mettre la table. Malice et théâtralité du jeu : Violaine se gargarise avec une gorgée d’eau façon lavage de bouche, en tire un son de clapotis qu’elle répète avec une pédale loop puis entonne une histoire de sirène.

Serge Teyssot-Gay intensifie chaque morceau. Le trio finit par un tango yiddish écrit en 1941 dans le ghetto de Varsovie. Traduction: “S’il te plait musicien, joue moi un air que tout le monde comprenne. Pour qu’Hitler et ses Kapo voient que tant que nous chantons nous serons libres”. A côté de nous, les trois amies ont adoré. Nous on en sort très émus.

Jour 5. Mercredi 10 mai. 20H15, rouge comme un dernier verre

On quitte le Cirque Électrique, direction la Marbrerie de Montreuil, pour retrouver les brillantissimes Fantazio et Théo Ceccaldi que l’on avait adorés au dernier Banlieues Bleues. Leur création inédite promet ce soir une conférence expérimentale sur le thème du Grand Paris, avec Francesco Pastacaldi à la batterie. A La Voix est Libre, le timing est enfant de bohême qui n’a jamais connu de loi : le public semble le savoir et prend son temps pour consommer près des fourneaux (photo). Le festival se prolonge encore les deux soirs suivants mais s’arrête ici pour nous, et on se laisse offrir avec plaisir un verre de Ventoux par un ami que l’on a retrouvé dans la salle.

21H20, rouge comme la ceinture rouge de Paris qui vire au gris orangé

De sociologie et d’urbanisme, Fantazio saupoudre son discours fleuve: “On avait une ceinture autrefois rouge, aujoud’hui gris orangé. Le Grand Paris a une réputation de gentrification absolue”, mais son humour et son imaginaire emportent instantanément les rires du public : ”On forme une deuxième ceinture et sur des prétextes cosmiques on finira par englober Bogota à l’horizon 2040. L’espace-temps sera déformé”. Entrent en jeu les musiciens “qui vont mettre de côté leurs tics fétichistes de designers sonores de la forme urbaine pour ne jouer que des refrains populaires!” et le violoniste Théo Ceccaldi de démontrer sa vélocité, boots rouge aux pieds, genoux fléchis, arc-bouté, complètement ancré dans le sol (photo). Leurs compositions sont évidemment inclassables : un rock’n’roll irrésistible, un rap sur des pizzicati “on a besoin d’une zone tampon / donnez-moi une zone tampon”, un morceau pop d’anthologie “oh my lovely prostitute” conclu par “un mot sur monsieur Sarkozy : nous avons aspiré la prostitution de rue pour la réinjecter dans le coeur de chacun pour votre côté pute puisse circuler librement dans votre corps comme s’il était lui-même le Grand Paris”.

Il est 23h, on conclut notre festival en se disant que les rencontres Fantazio / Théo Ceccaldi s’avèrent décidément vertigineuses.

Le bilan

Côté concerts

Le génie du Verbe
Fantazio dans ses conférences vertigineuses passe d’une parodie du politique ou d’un cours d’urbanisme à une plongée dans l’inconscient.

L’intensité émotionnelle
Serge Teyssot-Gay par son jeu protéiforme de guitare électrique transforme en moments de pure émotion à la fois des poèmes arabes et des chants yiddish.

La révolution du tap-dancing
Tamangoh dans sa performance physique nous fait redécouvrir l’art des claquettes, sur une flûte jazz, sur des percussions orientales.

Côté festival

On a aimé :
Le teaser vidéo réalisé par Josselin Carré
- La famille d’artistes “hors-cadre” réunie : Fantazio, Serge Teyssot-Gay, Gaspar Claus, Magic Malik, Médéric Collignon, Elise Caron.
- Le site du Cirque Électrique où se joue une véritable ambiance de festival.

On a moins aimé :
- L'absence de timing, problématique et frustrante lors des soirées à double plateau.
- Les introductions parfois longues du directeur qui s’en amuse avec autodérision “hier je n’ai parlé que 35 minutes”.

Conclusion

La Voix est Libre occupe une place atypique dans le paysage des festivals du printemps : il provoque des rencontres fécondes entre des artistes inclassables, il rassemble plusieurs formes de créations - musique, texte, danse - il brise la barrière entre l’écrit et l’improvisé. Si La Voix est Libre voit rouge, c’est par son caractère politiquement engagé mais aussi finalement, parce que le Rouge est en langue slave synonyme du Beau.


Récit et photos par Alice Leclercq