On était à
Jazz à Vienne, la grandeur d’une sublime intimité

36ème édition du légendaire Jazz à Vienne, le premier festival de jazz au sens large de France, mais pour nous, c’est une grande première. On vous raconte, telle qu’on l’a vécu, la dernière semaine du festival qui en compte trois.

Jour 1. 18h30, trinquer sous la pluie

C’est au 14ème jour du festival que l’on arrive à Vienne en Isère, à 20 minutes en train de Lyon. La chaleur moite laisse augurer l’orage. Nos hôtes nous remettent les clés de l’appart qu’on loue et une bouteille de Côtés du Rhône : le ton de notre semaine de vacances est donné. Notre marche jusqu’au Théâtre Antique où s’enchaînent les soirées de concerts payants, nous fait traverser Cybèle, la scène de concerts gratuits au coeur des vestiges gallo-romains de la ville. On prolonge l’apéro au Serinae, un vin rouge local (photo) tandis que les 7500 places du Théâtre se remplissent et que le public déplie ponchos de pluie et coussins pour amortir la rudesse des marches de pierre. Des sièges en fosse sont ce soir réservés aux abonnés.

20h45, invoquer l’esprit liquide

Piano, contrebasse, saxophone et batterie ont pris place lorsque Gregory Porter (photo), le géant californien élégant et cagoulé comme à son habitude, fait son entrée avec le titre Holding on. L’acoustique parfaite du site met en valeur la superbe voix soul jazz. Fils de pasteur, il chante le pardon accordé aux égarés dans son nouveau titre Take me to the alley, puis emporte le public avec Liquid Spirit avec intro à rallonge. On ne sait si l’Au-Delà l’a entendu, mais s’ensuivent coups de tonnerre et pluie torrentielle. Au moment de sa reprise finale, acclamée, de Papa was a rollin’ stone, le “mur de l’humanité” qu’il a devant lui s’est mué en une explosion colorée de ponchos. Pieds noyés, fesses trempées, on renonce vers 22H à Chick Corea et Christian McBride. On admire la vaillance des habitués qui restent dans ces conditions apocalyptiques.

Jour 2. 18h35, passer entre les gouttes

Notre appart donne sur le Rhône, le long duquel on balade jusqu’au pavillon du tourisme, nouvel édifice dans une ville qui attire 200 000 festivaliers par an, et qui présente les cuvées des Côtes du Rhône dans un Mur à vin de 10 mètres de haut (photo). Il a plu toute la journée et le temps est frais. Dès l’ouverture des portes du Théâtre Antique, c’est un défilé de pulls/ponchos qui réserve sa place dans les gradins puis patiente jusque 20h30 en mangeant burgers bio, assiettes libanaises ou indiennes à 7 euros avec des pintes à 5,50 euros. On choisit pour notre part de rester debout en fosse, au plus près de la scène, en nous réchauffant les os à coups de verres de vin à 3,50 euros.

20h45, verser notre larme

Crâne rasé, grandes lunettes blanches et robe colorée, comme au New Morning à Paris en janvier, Cecile McLorin Salvant s’avance sur scène, sous un ciel miraculeusement redevenu serein. La sérénité, c’est précisément ce qu’inspire la voix de cette jeune franco-américaine de 26 ans, déjà récompensée pour sa technique époustouflante. Ce qui nous remue l’âme, c’est l’amplitude de sa voix, du moelleux de ses graves à la grâce de ses aigus, et son vibrato. Elle laisse sa place au jeu de son pianiste Aaron Diehl, qui incline son visage contre son clavier lors de ses solos. A 22h, elle réclame le silence, laisse de côté le micro (photo) et, a capella, conclut par un negro-spiritual dont la pureté nous transperce le coeur.

22h30, attendre le bain de minuit

Après cette émotion, on ne reste pas pour le concert de Seal. On préfère aller se poser à Cybèle et attendre l’ouverture des portes du Club de Minuit, le troisième lieu de concerts du festival : il s’agit d’un petit théâtre à l’italienne, gratuit mais en capacité très limitée. Assis sur des palettes autour d’un tonneau, on déguste à la bougie une bouteille de Côtes du Rhône du bar à vins de Cybèle - une nouveauté cette année nous dit le patron, avec de vrais verres et non pas des gobelets. Encadrés par les arcades gallo-romaines illuminées en rose (photo), bercés par la playlist latin-jazz, on est bien là…

01h30, mettre son amour dans un verre

Juste avant minuit on s’installe autour d’une table bistrot dans le cadre intimiste du petit théâtre, au plus près de Magda Giannikou (photo), la jeune accordéoniste grecque protégée de Michael League, le bassiste et fondateur des Snarky Puppy. On ne la connaissait que pour son titre Amour t’es là ? Amour, je cherche ton schéma, sur le disque de ce collectif américain. On la découvre, bourrée d’énergie et théâtralisant son show en interaction complète avec le public. Elle envoie valser ses chaussures dès les premières mesures de salsa. Elle chante que Cet amour que j’ai pour toi,tu le mets dans un verre mais tu le bois sans moi. Elle nous conte l’histoire d’un tigre et de trois impalas, puis perchée sur un tabouret, joue la chef de choeur en nous faisant chanter sa reprise d’un classique de la cumbia : El pescador. Habla con la luna. El pescador. Habla con la playa. Banda Magda nous veut du bien.

Jour 3. 19h05, avoir l’eau à la bouche

Cela fait deux ans qu’on les suit, les Balaphonics (photo) - Michael Havard au saxophone, Fabien Girard au balafon, un xylophone africain, et leurs coéquipiers - on est donc heureux de les retrouver sur la scène gratuite de Cybèle. Le répertoire festif de cet afro-brassband et leur énergie scénique feront se lever de leurs sièges les spectateurs, on en est sûrs, mais il est 19H30, plus que l’heure pour nous d’aller réserver les places que l’on convoite dans les gradins du Théâtre Antique. A 20H30 la soirée s’ouvre par un jeune trio français, nOx.3, (saxophone, batterie, piano) lauréat du tremplin jazz 2015. On découvre et on accroche immédiatement à leur jazz pulsé, comme de l’electro qui serait joué acoustiquement dans la veine du trio GoGo Penguin. Trente minutes nous semblent du coup trop courtes. Les morceaux pop de Robin McKelle nous laissent, en revanche, indifférents, mais on se met bien en déballant nos pains, nos fromages et en se rafraichissant de rosé. Nos sympathiques voisins en sont au melon et macarons, tandis que la chanteuse conclut par Tainted Love et Nothing compares to you.

23h11, se laisser porter par les flots

Si on tenait à expérimenter les places centrales (photo), c’est pour profiter à fond du jeu de lumières, et sur Faada Freddy, la mise en valeur est tout simplement exceptionnelle. Cinq choristes encadrent le chanteur sénégalais tout de blanc vêtu. Aucun instrument sur scène. Le show qui incorpore des airs archi connus comme Pump it des Black Eyed Peas, No woman no cry, ou Murder she wrote de Chaka Demus, et repose sur leurs voix et leurs percussions corporelles. Ça fonctionne à merveille sur le public, on suit le mouvement. Vers 1h00, on descend en fosse pour l’imposant saxophoniste californien Kamasi Washington, dont l’album a marqué l’année jazz. Comme lors de son concert au festival Villette Sonique en mai, sa chanteuse Patrice Quinn déploie une gestuelle bien barrée, mimant une adoration aux dieux du Ciel. Surpuissant Kamasi, en pleine nuit.

Jour 4. 16h30, ne pas en perdre une goutte

La programmation du jour est en accès gratuit à Cybèle (photo) et on est bien décidé à tout savourer pour notre dernier jour de festival. Family Atlantica d’abord, nous emmène dans son joyeux mélange caribbéen. On connaissait déjà le leader Jack Yglesias (cowbell, flûtes, likembé) pour l’avoir vu avec les londoniens Heliocentrics, notamment au Festival de Dour 2015. On découvre à ses côtés la vénézuélienne Luzmira Zerpa, parée de multiples bracelets, qui chante d’une voix grave et souffle dans un coquillage. Place ensuite à la jeune diva cubaine aux pieds nus, tunique et turban blancs, sourire éclatant : Dayme Arocena. Le trio de jeunes cubains qui l’entoure (contrebasse, piano, batterie) frappe par sa cohésion. On se prend à rêver que la voix sensuelle de Dayme agit comme un souffle chaud qui fait onduler la large bâche blanche au-dessus de nos têtes à Cybèle...alors que l’on est emmitouflé dans des pulls. De Madres à Don’t look my body, c’est de toute beauté et le public l’acclame debout. Alors que le crépuscule tombe, le libanais Bachar Mar-Khalife achève de nous envoûter par son chant hypnotique, son electro oriental puissante et ses nappes de piano classique (Kyrie Eleison, Layla, Ya Balad). Sublime.

00h20, porter à ébullition

On revient à Cybèle un peu après 23H avec des pulls supplémentaires. Les sièges ont été enlevés entre-temps, on se colle donc à la scène, parmi un public moins nombreux mais rajeuni, pour danser au son puissant et futuriste de The Comet is coming (photo)Trois mois après les avoir adorés à Banlieues Bleues Festival, on retrouve notre héros, le saxophoniste londonien Shabaka Hutchings, véloce et précis, avec le batteur Betamax et Danalogue au synthé. On ne pouvait rêver meilleure fin de festival. Le trio captive le public. C’est furieux, c’est brûlant et ça t’envoie loin...

Le bilan

Côté concerts

L’eau bénite
Gregory Porter, la Voix et la Foi

La bulle de champagne
Cecile McLorin Salvant, la grâce et la maturité

La lave en fusion
Shabaka Hutchings, saxophoniste et Créateur

La douche écossaise
Robin McKelle, on n’a pas compris le casting

Côté festival

On a aimé :
l’acoustique parfaite du Théâtre Antique
le Club de Minuit pour passer en une journée d’un amphithéâtre à un club de jazz

On a moins aimé :
les files d’attente aux toilettes du Théâtre Antique
les conditions climatiques

Conclusion

S’en prendre plein les yeux au Théâtre Antique, quitter la foule et se retrouver en club de jazz intimiste à minuit, profiter de la riche programmation JazzMix sur la scène ouverte de Cybèle : toutes ces facettes de Jazz à Vienne font sa réputation internationale. Seule la météo vient jouer les trouble-fête, dans un décor néanmoins magique.

Récit et photos : Alice Leclercq