On était à
 Blue Note Festival, jeune festival cherche label septuagénaire pour relation sérieuse

Après deux éditions en 2014 et 2016, le nouveau festival parisien portant le nom d’un légendaire label de jazz opte pour un rythme annuel. Il propose des têtes d’affiche internationales du label et parallèlement, une découverte de la scène jazz britannique que l’on a privilégiée. On vous raconte donc notre version de la 3ème édition du Blue Note Festival.

Jour 1. Mardi 14 novembre. 21H10, “When I say West, you say Coast, West Coast Get Down!”

Après la Cigale, l’Olympia et la Gaîté Lyrique pour les deux premières éditions, place à d’autres célèbres salles parisiennes: la Salle Pleyel, l’Elysée Montmartre, le Flow et le New Morning où s’ouvre le festival. Miles Mosley vient de L.A et il en jette. Béret noir à la Black Panthers, brassard en métal doré façon gladiateur, tatouage sur l’avant-bras “basso agitato” (ndlr: basse agitée, mention en italien sur les partitions de musique) et un troisième oeil dessiné entre les deux ouïes de son instrument (photo). On n’avait rien vu de tout cela, en pleine nuit à Jazz à Vienne 2016, lorsque le contrebassiste accompagnait le saxophoniste star Kamasi Washington. Ici l’accompagnateur revient en leader, en chanteur Soul propulsé par sa basse amplifiée par de multiples pédales d’effet. L’énergie de son groupe West Coast Get Down,surtout ses flamboyants pianiste et batteur, associée aux lumières excessivement agressives, nous emmènent du côté rock de la force.

Un concert rodé au rythme soutenu mais rien ne permet de savoir qu’il s’agit de l’ouverture d’un festival. Le nom Blue Note ne figure nulle part et on ne trouve même pas un flyer du festival dans la salle qui pourtant l’accueille trois soirs consécutifs. Mais attendons la suite...

Jour 2. Mercredi 15 novembre. 20H02, “You don’t want my love, just leave me alone”

… gagné ! Au Flow où l’on choisit d’aller le lendemain, le nom du festival est bien projeté en fond de scène, à défaut de programmes distribués. La salle en configuration debout peine à se remplir : programmer des artistes émergents constitue un pari. Mais le public est rapidement convaincu par la jeune chanteuse Rohey et son groupe venu de Norvège, pourtant encore inconnu en France. Il y a du moelleux et de la détermination dans sa voix, de la félinité dans ses mouvements. Sa “future soul” à la Hiatus Kaiyote est servie par les effets aquatiques créés par le claviériste et la rythmique broken beat de son batteur. On sent le public conquis par la chanteuse déjà affirmée sur scène et rayonnante, enveloppée de lumières particulièrement soignées et variées par la régie du Flow (photo). Excellente découverte.

21H55, “I’m not a man of many words”

On reste sous l’influence du broken beat mais cette fois avec le groupe purement instrumental Exodus, emmené par le jeune batteur londonien Moses Boyd (photo). On avait vu ce phénomène plus tôt dans l’année à Paris aux festivals Sons d’Hiver puis London Jazz Calling. On découvre ce soir ses musiciens, un par un mis en avant en solo avec le batteur: Binker Golding au saxophone, Artie Zaitz à la guitare électrique, Nathaniel Cross au trombone et surtout son frère Theon Cross au tuba dont le souffle venu des profondeurs structure l’ensemble. Moses Boyd nous dit qu’il n’aime pas parler mais laisser jouer. Chacun de ses morceaux d’une complexité rythmique épatante développe une mélodie propre. Après une heure ininterrompue, leur titre le plus connu Rye Lane Shuffle en guise de final déclenche les clameurs de nos voisins connaisseurs. On a-do-re.

Jour 3. Jeudi 16 novembre. 22H15, “El pescador habla con la luna”

Ayant expérimenté le froid à l’intérieur du Flow, on y revient mieux équipés le lendemain. La salle est cachée dans la cale d’une barge aux fenêtres de verre, amarrée sur la Seine au port des Invalides (photo). La première heure revient au groupe de Yazz Ahmed. Du jazz aux ambiances du Moyen-Orient, plutôt planant, mais la trop grande timidité de la jeune femme sur scène et à la trompette nous empêchent de complètement rentrer dedans. Changement radical de personnalité avec la théâtrale et volubile Magda Giannikou, une chanteuse grecque vivant à New York et parlant parfaitement français. Entre deux chansons mâtinées de samba, elle essaime des bribes de sa vie: le brassage culturel des chansons que son père lui faisait écouter ou la neige brutale à New York en sortant d’un club avec son accordéon. Et comme à Jazz à Vienne 2016, lorsqu’elle grimpe sur un tabouret au milieu du public pour nous faire chanter la cumbia El Pescador, le réchauffement de la salle est immédiat : elle finit acclamée.

Jour 4. Vendredi 17 novembre. 21H15, “Our version of Herbie Hancock’s Butterfly”

C’est la soirée phare du festival - la star Van Morrisson joue à la Salle Pleyel - mais de notre côté on continue au Flow avec la scène britannique actuelle. Sans un mot, trois jeunes Londoniens sous le nom de Ruby Rushton (photo) nous embarquent dans des compositions ouatées, brumeuses. Ce qui est frappant c’est le plaisir manifeste du leader Tenderlonious, flûtiste et saxophoniste, à créer sur l’instant : il s’approche de son pianiste pour blaguer au clavier avec lui, puis de son batteur pour renforcer les rythmiques latines à coups de cowbell. La salle s’est remplie d’un public jeune et très attentif. Au premier rang, on balance tous la tête sur le groove quasi hip-hop de leur titre Tisbury Trucking. Ils concluent par leur propre version de Butterfly, un standard de Herbie Hancock. En souplesse, comme durant tout leur set.

22H30, “We’re gonna leave you with the most popular song on Dark is the Sun”

Après un changement de plateau express on reste dans l’instrumental avec le pianiste anglais Greg Foat (photo). Il y a quelque chose d’émouvant à observer, aux marques sous ses yeux et au contenu de son gobelet posé à ses pieds, que ses démons, ce n’est pas dans de l’eau qu’il les combat. Mais peu importe, il est enfin à Paris pour la première fois et des fans ont fait le déplacement pour l’écouter jouer Dark is the Sun, son album que l’on peut situer entre soul jazz et library music. Chacun des morceaux sonne en effet comme un classique de jazz tout autant que comme un thème de bande originale de film. The Greg Foat Group - Rob au saxophone, Phil à la basse et Clark à la batterie - est complètement investi, avec l’élégance de nous laisser penser que tout est aisé. La classe.

Jour 5. Samedi 18 novembre. 20H40, “Seriously you’re amazing, it’s just mad to me”

Comme chaque soir les clients s’attardent sur le rooftop du Flow (photo) avant le repli dans la cale. Là, un public jeune réserve un accueil si enthousiaste à Blue Lab Beats, un beatmaker britannique aux cheveux bleus, qu’il n’en revient pas lui-même et ne cesse de nous remercier. Ben oui quoi, faut pas s’emballer autant, ce n’est qu’une beat tape avec des collages de jazz et quatre notes du Sunshine de Roy Ayers. Mais autour de nous toutes les nuques se balancent en rythme. La cale est remplie ce samedi soir si bien que le balcon réservé à la régie s’ouvre au public. Là-haut on trouve un strapontin et on ferme les yeux pour rêvasser sur Alfa Mist, d’autres Anglais qui ont pris le relais sur scène. Leurs morceaux au clavier et trompette bouchée nous évoquent la contemplation d’un paysage hivernal. Ils glissent sans qu’on en retienne aucun en particulier, parce que le groupe semble plutôt jouer pour lui-même.

Jour 6. Lundi 20 novembre. 20H30, “We need to feminise our politics”

Chez Blue Note ce sont les stars du jazz vocal qui portent le marché des ventes d’albums: après Norah Jones programmée l’an dernier, Stacey Kent fait office de tête d’affiche à la Salle Pleyel dimanche mais on fait l’impasse, avouant l’ennui qu’elle avait provoqué chez nous en juillet à Jazz à Vienne. On passe donc directement à la soirée de clôture du festival à l’Elysée Montmartre. Avec Shabaka & The Ancestors (photo), on plonge dans du jazz spirituel. Dans un torrent bouillonnant de percussions charriant les incantations à portée universelle, répétées par le chanteur sud-africain à la voix grave, chaude et ronde : “In the burning republic of the mind, and not of the republic of the heart, we need new people, new souls, new hymns. We need to feminise our politics. We need to realise that black lives matter.” Transportés par ce flot continu, éclaboussés de salves de saxophone de Shabaka Hutchings, l’heure de concert nous paraît courte. Ce ne sont pas nos voisins, trois passionnés du saxophoniste londonien, qui diront le contraire.

22H20, The end

L’Elysée Montmartre offre un changement de dimension au regard du Flow: nous sommes près de 1000 personnes debout sous la charpente métallique, mais la scène considérablement plus surélevée permet une visibilité même de loin (photo). Place au batteur nigérian de légende Tony Allen, 77 ans. Baskets aux pieds tu t’attends à brûler le parquet en dansant sur son irrésistible rythmique afrobeat ? Calme-toi, il joue ce soir son projet jazz The Source, édité sur le label Blue Note. Des morceaux jazz écrits par et pour les soufflants : Yann Jankielewicz et Rémi Sciuto aux saxophones, Nicolas Giraud à la trompette. Plus que le batteur que l’on perçoit fatigué, ce sont véritablement les trois cuivres qui portent le concert et retiennent notre attention sur leurs lignes mélodiques. C’est finalement la seule soirée du festival où se seront croisés la scène britannique actuelle (Shabaka) et les artistes Blue Note (Tony Allen).

Le bilan

Côté concerts

  • La promesse d’avenir

Rohey la jeune chanteuse norvégienne nous a séduits par ses compositions “future soul” et sa présence scénique déjà affirmée.

  • La confirmation du phénomène

On connaissait le jeune batteur prodige Moses Boyd, on a découvert son groupe Exodus, les improvisations solides des musiciens et le tuba qui donne une texture distinctive au groupe.

  • La découverte

On continuera à suivre le flûtiste, saxophoniste et producteur londonien Ed Cawthorne aka Tenderlonious dans ses futurs projets, séduits par sa malice sur scène.

  • Le déjà culte

The Greg Foat Group, la formation si rare en France du pianiste Greg Foat, auteur d’albums cultes pour les passionnés.

  • Le marathonien

Shabaka Hutchings nous dit qu’il conclut ici à Paris un marathon de 21 dates en Europe avec son projet Shabaka & The Ancestors; son implication est intacte.

Côté festival

On a aimé

  • La cohérence de la programmation pour les concerts au Flow présentant la scène britannique actuelle, stimulante, enthousiasmante et la qualité apportée à la composition des doubles plateaux.

  • La mise en lumières élaborée au Flow (on ne peut pas en dire autant du New Morning) avec le bonus insolite de sentir par moments les micro oscillations de la barge sur la Seine.

  • L’horaire de début à 20H00 pétantes parfaitement respecté au Flow, bien adapté pour des doubles plateaux les soirs de semaine.

On a moins aimé

  • L’absence d’une brochure avec les line-up (la composition des groupes) de chaque concert. Non seulement essentielle pour les passionnés de jazz mais utile, à défaut d’autre merchandising, pour créer une identité visuelle qui manque au festival.

  • Le manque d’explications sur le nom du festival : seul le quart des artistes relève du catalogue Blue Note Records. Une communication plus appuyée sur le choix de la scène jazz actuelle, issue elle du catalogue de l’organisateur Anteprima Productions, serait utile.

  • Le site web incomplet : l’histoire de Blue Note Records créé en 1939 s’arrête en 2011, son rachat en 2013 par la major Universal Music n’est pas mentionné. D’autre part la playlist du festival trouvée sur le compte soundcloud de Anteprima Productions ne figure pas sur le site web, dommage.

Conclusion

Sous l’intitulé d’un label de jazz septuagénaire, le Blue Note Festival de Paris témoigne d’une volonté de donner du jazz une image qualitative et branchée. Sous réserve de légers réglages dans la communication, on salue son parti pris et sa cohérence dans la programmation d’artistes britanniques actuels, peu vus en France. A l’année prochaine !

Récit et photos Alice Leclercq