On était à
Banlieues Bleues pour oreilles rosies par le plaisir

Chaque printemps depuis trente-trois ans, le festival Banlieues Bleues se déploie dans une douzaine de villes en Seine Saint-Denis. On vous raconte quatre soirées sélectionnées parmi la programmation de cet évènement riche d’une quarantaine de concerts. Tickets de métro en poche, à la découverte des courants musicaux les plus novateurs du moment.

Jour 1. 20h43, extension du domaine de la flûte

« Mesdames et Messieurs, le concert va commencer ». A peine arrivés à la Dynamo de Pantin, à cent mètres du métro, nous prenons place dans la salle, limite surpris que le concert commence pile à l’heure. C’est parti pour une heure hypnotique avec le flûtiste virtuose Joce Mienniel (photo). Du jazz ? Plutôt du rock progressif, aux frontières du trip-hop. A la tête du quartette Tilt, il déroule d’une traite un album sombre et cinématographique, qui rend palpable un imaginaire de villes détruites. Son batteur Sébastien Brun jette de façon répétée une chaîne métallique sur sa caisse claire. Ambiance… Pas de surélévation de la scène, nous sommes au plus près de Joce, volontairement éclairé très faiblement par quelques spots bleus. Il s’étire jusqu’à la pointe des pieds, colle sa bouche à sa flûte et sa flûte au micro et ne la délaisse que pour créer des effets avec son synthé Korg.

22h13, violence des échanges en milieu tant perché

Trente minutes de pause nous donnent le temps d’observer la mutation architecturale de cet ancien bâtiment industriel et ses couleurs vitaminées (couverture), en buvant un verre de vin rouge à trois euros. Celui pour lequel on est venus, le saxophoniste Thomas de Pourquery (photo), bouffe ensuite littéralement la scène. Il nous bluffe par son charisme et sa tessiture haut perchée qui tranche avec son look de, métalleux barbu. Le « punk du jazz français » conduit les échanges surpuissants de son sextette Supersonic, dédié au répertoire de Sun Ra. On est fascinés, suspendus à ses lèvres pendant Love in outer space. Le sextette est mû par la folie douce du batteur Edward Perraud et le public ne le laisse pas partir avant un rappel, avec Space is the place. Une heure et demie de performance qui nous a rendu euphoriques.

Jour 2. 20h40, l’appel de Londres

Deuxième soirée pour nous à la Dynamo de Pantin, consacrée aux sensations londoniennes du moment. Dans l’obscurité et le silence de la salle s’élève le son onirique d’un djudju : c’est Far Far Away, un des morceaux planants du dernier album des biens-nommés United Vibrations (photo), trois frères (trombone, basse, batterie) et un saxophoniste qui composent une sorte de jazz-afrobeat à forte dimension spirituelle. Ce qui nous marque c’est l’harmonie de leurs voix mêlées, en particulier dans l’envoûtant I am We et la vélocité du batteur au visage très expressif, qui reproduit dans ce morceau quasiment un rythme de drum & bass. On est pour notre part assis au plus près des musiciens, mais derrière les balustrades, le public conquis a commencé à danser et malgré le timing contrôlé, en redemande. Le groupe offrira en rappel Oh What Giant Steps, leur version afro-funk, irrésistible, d’un standard de John Coltrane.

22h10, la prophétie se réalise

Le temps d’un verre de vin au bar et on rentre rapidement en salle, attirés par la promesse de se prendre un projectile en pleine face : The Comet is Coming ! (photo) C’est bel et bien en effet le nom d’un trio mené par un jeune et génial saxophoniste, Shabaka Hutchings, que l’on a découvert dans l’album de Sons of Kemet, un de ses autres groupes. Sous des noms de scène qui claquent - King Shabaka, Danalogue the Conqueror (Dan Leavers au clavier), Betamax Killer (Maxwell Hallett à la batterie) - les trois britanniques enfièvrent la salle avec leur electro jazz spacial et apocalyptique. La sonorité de Shabaka est ronde, enveloppante et puissante à la fois. Les morceaux, brûlants, font ressentir comme un sentiment d’urgence. Les spectateurs pour ceux qui sont debout se lâchent et dansent, sans attendre le mantra prononcé par Dan : « Maybe it’s the last night on earth » ! Nul recours à l’art divinatoire pour prédire que la trajectoire de cette Comet, qui s’était déjà fait remarquer aux Transmusicale de Rennes 2015, sera éclatante comme le sourire qui illumine le visage de Shabaka.

Jour 3. 20h40, le calme avant la légende

Montreuil, son Hôtel de Ville, son cinéma Le Méliès et son Nouveau Théâtre, datant de 2008, qui promet un amphi de 350 places à l’acoustique de compétition. C’est la foule des grands soirs pour un des temps forts du festival, le concert annoncait complet du légendaire Chucho Valdés. Une heure avant l’ouverture des portes, une file tente en effet sa chance en liste d’attente. Sur scène, avant le pianiste cubain de 74 ans, c’est un jeune Brésilien Tigana Santana (photo) qui propose avec un contrebassiste et un percussionniste, ses compositions soul-folk qu’il chante en plusieurs langues - portugais, français, anglais, idiomes d’Afrique. Vêtu de blanc des pieds à la tête et magnifiquement mis en lumière, il inspire la sérénité. Sa voix douce nous fait penser à celle de Terry Callier. Il prend la parole timidement, presque trop, et se retire comme il était venu, calmement.

21h57, le tango de Chucho

Une pause de vingt minutes puis se mettent en place sur toute l’étendue de la scène les Afro-Cuban Messengers (photo), neuf jeunes musiciens réunis pour célébrer Irakere - la jungle, en yoruba, mais aussi le nom du mouvement musical lancé par Chucho Valdés au début des années 1970. Béret à l’envers, chemise colorée, ce dernier en impose physiquement derrière son Steinway. On a d’abord l’impression que les solos de chacun des cinq cuivres s’éternisent (encore retournés que nous sommes par les saxophonistes Shabaka et Thomas), mais on vibre enfin lorsque Chucho prend la main sur Lorena’s Tango. Le tango se mue en salsa, les trois percussionnistes se donnent, largement applaudis. Nous, on est captivés par le contrebassiste Gaston Joya, au visage constamment rieur. Il s’éclate littéralement avec son instrument, en complicité avec Chucho. Il est 23H30 lorsque le (trop) sage public se lève pour le rappel et ondule, entraîné par l’excellent chanteur - joueur de guiro.

Jour 4. 20h47, vous voulez du funk ?

« J’suis pas contente ! Je ne veux plus ça » : c’est le refrain de Vaudou Game (photo) que nous nous chantons durant les 20 minutes de marche qui séparent la station de métro du complexe lumineux et récent d’Aubervilliers, L’Embarcadère. Chauffés par quelques verres de vin, on entre dans la grande salle où sont attendues 600 personnes pour cette soirée de clôture de festival, et on se met à danser dès les premières notes de funk jouées par le groupe – cinq musiciens autour de Peter Solo, chanteur et guitariste d’origine togolaise, le torse nu paré de colliers. Pour les avoir vus dans d’autres festivals l’an passé, on perçoit la maîtrise d’un show rodé, avec toujours un discours de Peter sur la culture vaudou, placé entre deux morceaux.

21h11, le James Brown du Togo

Mais si après la centaine de dates du groupe en 2015, le show de ce soir reste inédit, c’est en raison de l’arrivée sur scène de l’oncle de Peter Solo, Roger Damawuzan (photo), pionnier du funk vaudou dans le Togo des années 1970. Le « James Brown de Lomé », auquel un documentaire sera bientôt consacré (Togo Soul 70, produit par Hot Casa Records) arbore des chaussures aussi jaune que le pantalon de scène de son neveu. A coup de déhanchés, de pas de danse, de « waou » criés façon Brown, et d’une débauche de cowbells, le groupe comble notre envie de faire la fête ce soir.

22h10, la tradition du Bénin

Pas le temps pour un sandwich au bar qui n’est de toute façon pas dimensionné pour 600 personnes, avant l’artiste suivant, le batteur Danialou Sagbohan (photo). La présence en Europe de cette légende du Bénin, entourée de sept musiciens, constitue une exception. Visiblement heureux d’être là et porté par un public de jeunes d’origine béninoise chantant par cœur tous ses morceaux, « l’homme-orchestre » ne s’arrête plus, alternant balades, solos de percussions et de batterie. « Encore une. Pour ton fils » répète un homme au premier rang : il se joue là quelque chose, sans que l’on en comprenne les ressorts. En questionnant nos voisins on apprend que son fils, formé pour prendre sa relève, est mort après avoir bu une potion empoisonnée…

23h53, un final futuriste

Le retard pris et les 20 minutes de changement de plateau ont eu raison de certains spectateurs. Il est presque minuit lorsqu’on rentre dans la salle pour le dernier artiste de la soirée, Pedro Coquenao aka Batida, DJ de Lisbonne né en Angola, qui associe des vidéos véhiculant un message politique relatif à l’Angola, un batteur et des danseuses (photo). On reconnaît les deux morceaux qu’on adore, Pobre E Rico puis Bazuka, pour leurs rythmes archi pulsés à base de sample de kuduro. Pedro tend une boîte de Cuka, la bière angolaise dont la consommation est encouragée par le régime, et explique qu’elle est moins chère que l’eau minérale. Sa succession de séquences forme un show global mais on avoue qu’à cette heure-là, minuit trente, on aurait préféré carrément un DJ set afro-electro mixé en continu, pour danser frénétiquement !

Le Bilan

Côté concert

Bleu-nuit
L’univers électrique du flûtiste Joce Mienniel.

Rousse
La barbe du saxophoniste et chanteur Thomas de Pourquery, le charisme personnifié.

Wax
Le tissu de la tunique portée par Shabaka Hutchings, époustouflant saxophoniste londonien.

Jaune canari
Le pantalon de scène de Peter Solo, leader togolais du groupe Vaudou Game.

Côté festival

On a aimé :
- La dimension des salles, la proximité aux artistes
- La playlist du festival disponible à l’avance
- L’engagement du festival sur le territoire du 9-3 (exemple : les élèves d’un collège de Stains présents au concert de Joce Mienniel)

On n’a moins aimé :
- La grève des transports qui nous a empêché d’aller au concert de Bachar Mar-Khalifé

Conclusion

Par sa longévité, sa durée sur quatre semaines et l’ambition de sa programmation mêlant avant-garde et légendes, Banlieues Bleues constitue un festival d’une rare qualité. On en a sélectionné et vécu un échantillon, découvrant du même coup les salles de Pantin, Aubervilliers et Montreuil. On a adoré.

Récit et photos Alice Leclercq