On était à
Banlieues Bleues, le printemps musical s’épanouit au pluriel

Déjà le mois de mars et l’éclosion de l’immanquable festival de Seine Saint-Denis, qui nous en fait voir de toutes les couleurs depuis quelques années. Pour 2017, 22 dates, 42 groupes et 28 nationalités sont représentées. Entre jazz, électro et musiques du monde, on vous raconte notre 34ème édition de Banlieues Bleues.

Jour 1. Vendredi 3 mars. 20H40, commencer fort en drum & sax

Espace 1789. C’est le nom de la salle de Saint-Ouen qui accueille chaque année l’ouverture de Banlieues Bleues. Et de sensation révolutionnaire, il en est bel et bien question avec le duo britannique Binker & Moses. Qu’ils font jeunes, le saxophoniste Binker Golding et le batteur Moses Boyd de 26 ans (à gauche sur la photo). Pour leur premier show en France en tant que duo, ils ont prévenu sur Facebook : “We’re not getting the Eurostar to fuck about, it’s gonna be pure madness at this gig” (ndlr : "On ne prend pas l'Eurostar pour rigoler, ce concert ça va être de la pure folie"). On confirme : l’assaut musical ne connaît pas d’interruption. En 2016, Banlieues Bleues nous faisait découvrir le saxophoniste Shabaka Hutchings que l’on retrouvait ensuite à Jazz à Vienne; en 2017 le festival nous invite donc à suivre un autre jeune Londonien prodige, Moses Boyd, qui fera l’ouverture du colossal festival croate Dimensions, rien que ça.

21H50, se chauffer à l’afrobeat

Après la pause, place à un légendaire batteur de 75 ans. Après ses multiples collaborations, avec Jeff Mills, mais aussi Oxmo Puccino et Damon Albarn avec lesquels on l’avait vu sur la scène principale de Dour en 2015, Tony Allen revient ici en leader d’un ensemble de huit musiciens de jazz. La pulsation afrobeat prend le dessus et nous fait balancer la tête. Le maître nigérian ne quitte pas des yeux ses cinq soufflants et son contrebassiste dont la joie est manifeste. On savoure le solo de Rémi Sciuto au saxophone baryton, une des tessitures les plus graves. Les coutures de la salle de 400 places craquent littéralement (photo), même les marches des escaliers sont investies, on se tient chaud. Banlieues Bleues fait reculer l’hiver et ce n’est que le début de quatre semaines de festival.

Jour 2. Samedi 4 mars. 20H50, expérimenter les silences



Le lendemain le festival prend ses quartiers dans son épicentre, à la Dynamo de Pantin. On l’aime, cette salle dirigée par Xavier Lemettre, le directeur du festival, pour son vaste hall et sa forme en U qui nous place au plus près des artistes. Une jeune femme est mise à l’honneur, Mette Henriette (photo). La saxophoniste norvégienne, comme lors de feu Festival d’Ile de France, garde les yeux fermés. Des notes éparses du pianiste, des pizzicati du violoniste, des souffles : si le silence est le ciment des notes, leur liaison, alors c’est ce silence qui est ici magnifié. On poursuit dans l'expérimental avec un autre Norvégien, Stian Westerhus, une voix d’ange sur du noise rock. Instant carrément saisissant lorsque d’un archet, il tire de sa guitare électrique le son d’un violoncelle baroque.

22H55, prendre une dose de broken beat

Pour nous emmener jusqu'à presque minuit, le festival a prévu l'électro du producteur hollandais Jameszoo (en pantalon rouge sur la photo). Vu les exclamations dès l’amorce de son titre Flu sorti en 2016, le DJ a déjà des fans français. Pour nous la claque du soir réside dans le batteur qui l’accompagne, Richard Spaven, qui nous scotche par sa rythmique fracassée sur le morceau Crumble. Une deuxième soirée totalement différente de la première et tout autant réussie : c’est ça aussi Banlieues Bleues, passer de l’Afrobeat au Broken beat.

Jour 3. Mardi 7 mars. 20H50, entrer dans l’univers d’un violoncelliste

Autre particularité de Banlieues Bleues, celle de donner à des artistes les conditions de développer un projet toute une année, on parle d’artistes “en résidence”. Ce soir le festival nous fait découvrir une étape de ce processus créatif s’agissant du violoncelliste Vincent Courtois. De l’inédit, de l’ambitieux, dans un lieu lui aussi encore brut, la Marbrerie de Montreuil. Réchauffés près des fourneaux de la cantine de ce local industriel de 1500 m2 récemment reconverti (photo), on est bercés par les notes de violoncelle répétées avec une pédale loop, et attentifs au jeu du batteur Suisse Julian Sartorius. On sent que la soirée est pointue au nombre de musiciens et professionnels de la profession qui se pressent au bar dans des retrouvailles si… joyeuses qu’elles couvrent le second groupe de la soirée.

Jour 4. Jeudi 9 mars. 21H20, s’aventurer dans du free jazz furieux

Le surlendemain le festival nous fait entrer un par un, comme en un lieu secret, aux Instants Chavirés, une minuscule salle de Montreuil qui se veut laboratoire de création depuis les années 90. Derrière quelques chaises, debout ou assis par terre, on s’entasse comme on peut face à Mette Rasmussen, une jeune saxophoniste d’origine danoise, qui descend de la loge située en mezzanine. Le dessin de Blutch dont le festival a fait son affiche 2017 s’incarne sous nos yeux. Pendant une heure non stop se déchaînent la jeune femme, ses contrebassistes et ses batteurs dont l’inventif Suédois Raymond Strid (sur la gauche de la photo), faisant résonner une quincaillerie en tout genre sur ses fûts et cymbales. C’est barré, c’est punk, c’est du free jazz dont on sort rincés et joyeux.

Jour 5. Mardi 14 mars. 22H40, faire un détour par un sax qui fait ce qu’il lui plaît

Retour au QG du festival, à la Dynamo de Pantin. Pour un mardi soir, la salle d’une centaine de personnes est comble pour profiter des mélodies intemporelles d’un groupe new-yorkais qui existe depuis trente ans, The Jazz Passengers. Puis place à Wildmimi, “Mimi à l’état sauvage”, le projet de Rémi Sciuto qui jouait en ouverture aux côtés de Tony Allen. Ce soir il jongle entre sax, clavier, flûte et chant pour une création inédite. On ne comprend pas la cohérence entre ses compositions, emballantes, et son conte pas encore tout à fait rôdé: «génération après génération les presse-purée sont devenus d’effroyables blenders», mais on reprendrait volontiers une louche de solo de saxophone basse par Fred Gastard (à gauche sur la photo).

Jour 6. Mardi 21 mars. 20H10, balancer la tête sur du hip-hop old school

«Du Lycée Blanqui !» répondent les filles qui squattent le miroir des WC pour multiplier les selfies, lorsqu’on leur demande d’où elles viennent. L’ambiance est joyeuse devant l’Espace 1789 de Saint-Ouen ce soir : près du food truck installé sur le parvis, des lycéens dansent le hip-hop. A l’intérieur, des rangées entières leur sont réservées (photo). La salle de cinéma de 400 places affiche encore une fois complet et réserve un chaud accueil au hip-hop jazzy du saxophoniste Fabrice Theuillon. La MC afro-américaine Asha Griffith balance un flow métronomique pendant 45 minutes. Les jeunes répondent au quart de tour lorsqu’elle leur fait répéter « Wassup? », la sauce prend.

22H15, se prendre un uppercut musical en pleine face

Le public chauffé maintient son énergie pour Serge Teyssot-Gay (au centre sur la photo) , et son Kit de Survie que l’on avait adoré au festival Sons d’Hiver. On se reprend une énorme claque, tant le son est puissant et la cohésion du groupe, totale. Cette impression d’osmose tient aux déplacements constants du guitariste sur scène près des siens, et aux talents dont il s’est entouré : le saxophoniste Akosh Szelevenyi dit Akosh S, le batteur Cyril Bilbeaud, le cornettiste Médéric Collignon qui reçoit une ovation des jeunes pour ses bruitages vocaux, et deux rappeurs qui font preuve d’une énergie, d’une rythmique, d’une présence folles et de paroles libérées : «Et ça fonctionne, ça m’embrume / Quand l’imposture a revêtu son plus beau costume / Mon quartier vote pour un salut à titre posthume». Mike Ladd d’abord, qui a rencontré les lycéens plus tôt dans la journée dans le cadre des actions musicales du festival, est acclamé pour son free-style solo. Marc Nammour ensuite, scande le récit d’une enfance en quartiers populaires «Le jeune avant l’engrenage de sa putain de voie de garage». Leur final commun sonne comme un poing levé: «C’est inscrit dans le creux d’une promesse / C’est précieux comme l’amour et l’ivresse / C’est l’instant où le temps se redresse / Je suis. Quelqu’un.» Quel son et quelle ambiance !

Jour 7. Mercredi 22 mars. 22H10, être bluffé par des cordes fantasques

Le diable apparaît lorsqu'on di-sso-cie”: dans sa poésie déjantée, le performer improvisateur Fantazio (au centre de la photo), cache des messages. Le QG du festival, ce repaire de musiciens, est rempli pour assister à la création - encore une - de l’étoile montante du violon jazz Théo Ceccaldi, en résidence à la Dynamo. Cela donne un continuum d’une heure mêlant une histoire fantasque, d'Apollinaire à la mère de Godzilla, à des compositions trépidantes. Aux côtés de Valentin Ceccaldi, le petit frère au violoncelle, de Roberto Negro au piano, Fantazio manie le chant et la contrebasse, en s’asseyant par moments dans son éclisse. Cela finit sur Thirty Days de Chuck Berry façon violon country énervé, déclenchant des applaudissements nourris. De la haute-voltige qui force l’admiration et qu’on a hâte, déjà, de revoir une deuxième fois, puis une troisième...

Jour 8. Jeudi 23 mars. 20H50, se servir un jazz infusé aux percussions cubaines

Le lendemain sous une pluie battante on se réfugie - et 400 personnes avec nous - dans la Salle Jacques Brel de Pantin pour une soirée cubaine. Elle s’ouvre par une création - on ne les compte plus - d’un jeune et brillant artiste en résidence à la Dynamo, le tromboniste Fidel Fourneyron. Avec Thibaud Soulas le contrebassiste, ils proposent un croisement entre une bande de soufflants d’ici et trois percussionnistes de là-bas, de La Havane (photo). Machines de guerre du rythme, arborant un sourire et une aisance insolente, ces trois-là galvanisent le public et font danser au pied de la scène les lycéens invités ce soir.

22H15, se resservir une rumba infusée à l'électro

De l’hybride encore en seconde partie : IFE mixe incantations yoruba, tambours et électro. C’est l’histoire d’un DJ afro-américain qui trouve sa place à Puerto-Rico, change son nom après le décès de son frère et se convertit à la religion santeria. Son électro mélangée à de la rumba cubaine donne des morceaux au tempo languissant, trop lent pour nous. On aime beaucoup cependant le titre 3 mujeres-Iboru Ibora Ibosheshe, un morceau sombre plus percussif. On ne quitte la grande salle (photo) que vers 23H30.

Jour 9. Vendredi 24 mars. 21H15, accélérer ses pas sur de l’afro-house

On voulait de l’accéléré ? On est exaucés le lendemain avec l'électro du Sud-africain Spoek Mathambo. La Dynamo de Pantin, dénudée pour l’occasion de ses gradins, se remplit de jeunes venus danser sur les titres I Found U et Want Ur Love en version rallongée. Cette afro-house sud-africaine à la différence des DJ sets dont on est grands amateurs (Black Coffee, Culoe de Song) est jouée en live par un bassiste, un percussionniste et le rappeur danseur Morena Leraba, cagoulé et drapé d’une couverture à la manière du royaume montagneux du Lesotho dont il vient (photo). L’effet est assez captivant, le public en redemande.

Jour 10. Mardi 28 mars. 20H45, s’élever avec une flûtiste spirituelle

Les gradins sagement réinstallés dans la Dynamo de Pantin ne suffisent pas à contenir le public du double concert. Les festivaliers attendent une soirée d’exception vu les pointures programmées. La franco-syrienne Naïssam Jalal, en résidence à la Dynamo, nous élève d’abord avec une création de jazz spirituel oriental. Chacun des morceaux (Nuit, Songe, Ivresse “celle des mystiques, de la transe, quand on approche de l’invisible”, Prière) commence dans le dépouillement puis se densifie, s’envole, avec un pianiste, Claude Tchamitchian à la contrebasse, Hamid Drake invité au bendir et Naïssam chantant tout en soufflant dans sa flûte. En deuxième heure, le contrebassiste new-yorkais William Parker nous fait vivre une explosion de free jazz régénératrice. Hamid Drake, pieds nus à la batterie, est filmé au plus près par le cameraman (photo) tandis que James Brandon Lewis au saxophone ténor livre une performance intense que trois jeunes assis par terre au pied de la scène accompagnent en balançant la tête de plaisir. Puissants.

Jour 11. Mercredi 29 mars. 20H40, rester sous tension avec des trafiquants

Trouver l’Atelier du Plateau la première fois n’est pas si évident : l’ancienne fabrique se cache au fond d’une impasse dans le 19ème arrondissement de Paris. Le festival nous y attire pour une pièce de musique contemporaine. La salle intimiste - nous sommes cinquante au maximum - tout en hauteur, est éclairée par une sorte de lame sculptée pointant vers le bas (photo). Dans l’angle d’un mur décrépi, le clarinettiste Jean-Brice Godet crée un collage de sons avec un dictaphone à cassettes, Pascal Niggenkemper à la contrebasse et Sylvain Darrifourcq à la batterie trafiquent leurs instruments pour en diversifier les effets. On se sent en tension pendant une heure sous l’effet de cet art abstrait, palpitant comme un livre à suspense.

Jour 12. Jeudi 30 mars. 20H40, se faire une toile avec une guitare électrique

La salle de la Dynamo est plongée dans le noir pour une séance de ciné un peu spéciale imaginée par le guitariste Csaba Palotai, avec Joseph Lavandier à la projection. Son petit projecteur à manivelle Pathé-Baby datant des années 20 tient sur une table (photo). Le solo de guitare électrique se mêle au bruit de la manivelle et accompagne d’une façon émouvante les bobines de souvenirs amateurs de l’entre-deux-guerres: un plongeon immortalisé au ralenti, le visage d’un enfant, des acrobates, des petites filles marchant au bord de la mer. On reste ensuite en guitares électriques mélodieuses avec la création du batteur Antonin Leymarie. L’utilisation des balais plus que des baguettes sur sa batterie crée une douce atmosphère et met en valeur la chanteuse Linda Olah dans des mélodies sans paroles.

Jour 13. Vendredi 31 mars. 20H00, être accueilli par des percussions orientales

Voilà c’est fini, enfin presque. Un mois s’est écoulé depuis les premières notes de saxo. Hier, on a salué d’un “à l’année prochaine” un couple de festivaliers avec qui on a bavardé dans les files d’attente des mêmes concerts. Ce soir, le festival se clôture à l’Embarcadère d’Aubervilliers (photo). C’est au son des percussions orientales jouées par des enfants de l’Antenne Jeunesse de Pantin que l’on est accueillis dans le hall. Pendant cette mini représentation, d'autres enfants en profitent pour se lancer dans des courses poursuites et des pirouettes dans l’immense salle de 1000 personnes, encore vide. L’ambiance est familiale.

20H45, terminer sur une fusion musicale mauritanienne

La PJ Harvey mauritanienne, la Janis Joplin du désert, c’est ainsi qu’on surnomme Noura Mint Seymali. Entourée de son mari guitariste Jeiche Ould Chighaly, d’un batteur et d’un bassiste, la chanteuse voilée commence assise en jouant de l’ardine (photo), un luth maure à douze cordes, un instrument ancien de griots. Le blues cède peu à peu la place au rock et au funk lorsqu’elle se lève pour chanter d’une voix puissante et emporter le public. Le batteur introduit Arbina en expliquant que le morceau parle du cancer du sein. “Choukran” nous répète Noura. Nous c’est à Banlieues Bleues qu’on voudrait retourner le remerciement d’avoir programmé cette artiste rare en France.

Le bilan

Côté concerts

Les batteurs qui nous ont impressionnés
Moses Boyd le prodige londonien en duo ici avec le saxophoniste Binker Golding
Richard Spaven le Londonien qui ajoute du broken beat à l’électro de Jameszoo
Raymond Strid le Suédois du quintet barré de la saxophoniste Mette Rasmussen
Hamid Drake l’époustouflant Américain auprès du saxophoniste James Brandon Lewis

Le groupe qui nous a mis une claque
Kit de Survie nous a marqués par la cohésion autour de Serge Teyssot-Gay, de Médéric Collignon, Akosh S, Cyril Bilbeaud, Mike Ladd et Marc Nammour

L’inventivité qui force l’admiration
Théo Ceccaldi le jeune violoniste et Fantazio le performer contrebassiste nous ont embarqués dans leur projet Peplum

Côté festival

On a aimé :
- Les salles : la Dynamo de Pantin et la Marbrerie de Montreuil qui permettent l’alternance assis/debout, l’Espace 1789 de Saint-Ouen dont la souriante directrice introduit les soirées.
- La quantité de concerts inédits et de créations.
- Les prix abordables de 10 à 16 euros le concert.
- Les actions musicales menées dans les écoles du 93.

On a moins aimé :
- L’éloignement frustrant des salles où étaient programmés Hindi Zahra, Pedrito Martinez, Alsarah & the Nubatones. Pour Pierrefitte, Stains, Clichy-sous-Bois, Epinay-sur-Seine, Gonesse, Argenteuil, Tremblay-en-France, comment organiser le covoiturage entre festivaliers ?

Conclusion

Croiser musiques d’Afrique et d’Amérique Latine, avant-garde du jazz français et européen et sessions electro, mettre en avant les nouveaux sons, les noms de demain, composer les plateaux avec soin pendant un mois : voilà le talent de Banlieues Bleues pour faire mentir l’image des festivals de jazz réservés aux retraités fatigués. A l’année prochaine pour la 35ème édition.

Récit et photos d'Alice Leclercq