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Visas non adaptés, accusations infondées : pourquoi les artistes se font-ils refouler aux frontières américaines ?

Récemment, plusieurs artistes programmés dans des festivals américains, comme PNL, ont fait la une des médias pour s’être faits -pas très- gentiment refouler à la frontière. Vu le climat politique ambiant, difficile pour les médias de ne pas faire le lien avec les décisions prises par le nouveau président américain. Et pourtant, les raccourcis n’auront pas manqué d’étayer ce scandale à coup d’accusations dissimulant des enjeux plus subtils : c’est le moment de découper à la machette ces montagnes de fumée et de retrouver le feu qui en est à l’origine.

La polémique a pris de l’ampleur ces derniers mois, notamment autour du festival SXSW, qui aurait perdu plusieurs artistes internationaux de son line-up sur la dernière ligne droite (Soviet Soviet, Cherine Amr…). La raison avancée ? La politique anti-immigration de Trump - fondée sur la promesse d’expulser des millions de sans-papiers en situation irrégulière, renforcer les lois sur l’immigration existantes, d’ériger un mur à la frontière avec le Mexique et d’interdire par décret l’entrée sur le territoire des ressortissants de sept pays... Pourtant, quand on prend du recul, on se rend vite compte que le problème est bien plus complexe qu’il n’y paraît : visas non adaptés, clauses de festivals trop contraignantes, politique d’immigration stricte depuis un certain temps, situations similaires en Europe…

Scandaleusement vôtre : pourquoi une telle montée au créneau ?

Le scandale a pris de l’ampleur très rapidement, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias, autour de cette polémique. Et comme souvent quand on va trop vite, on passe à côté de détails qui n’en sont pas vraiment. Pour remettre les choses à leur place, il semble nécessaire de différencier deux “branches” au sein du scandale. Il y a d’abord, d’un côté, le cas du groupe Told Slant, qui s’est empressé en mars dernier d’exposer sur les réseaux sociaux les raisons qui l’ont poussé à ne pas participer au SXSW. En l’occurrence, le groupe new-yorkais a refusé de participer au festival pour protester contre l’une des clauses du festival, qui stipule que “l'acceptation et l'exécution d'événements non officiels peuvent entraîner une expulsion immédiate, un passeport révoqué ou un refus d'entrée par la patrouille frontalière des douanes américaines aux points d'entrée américains.” -un peu comme Asghar Farhadi refusant de se présenter aux Oscars par respect pour les gens de son pays qui se seraient fait expulsés à sa place. Pourtant, d’après le directeur général du SXSW, Roland Swenson, cette clause ne s’applique que dans des cas très graves, lorsque les artistes dépassent les droits qui leur sont octroyés par leurs visas ou lorsqu’ils mettent en danger le festival lui-même par leurs actes (pyromanie, déclenchement d’une bagarre, meurtre…). Selon lui, cette clause n’a jamais été mise en application en 31 ans d’existence et sert de menace préventive, pour rappeler aux artistes que le non-respect des lois aux Etats-Unis peut aller particulièrement loin. Il est important de rappeler que cette clause existe depuis des années dans les contrats que signent les artistes venus jouer au SXSW, et, bien que cela ne justifie pas sa dureté, cela permet au moins de tempérer les rapprochements trop rapides faits avec le contexte politique actuel. Les organisateurs ont aussi annoncé que la clause serait retirée des contrats à partir de 2018. Dans ce cas donc, c’est bien la politique abrupte du festival concernant les artistes étrangers qui est remise en cause, et, indirectement bien sûr, la politique d’immigration des Etats-Unis.

Pourtant, la polémique qui a vraiment pris de l’ampleur ces derniers mois ne concerne pas vraiment la politique du festival SXSW, mais s’attaque directement à la politique d’immigration des Etats-Unis. Si plusieurs artistes se sont vus refuser leur entrée sur le territoire américain pour jouer au SXSW, deux cas ont particulièrement marqué l’actualité. Celui de Soviet Soviet d’abord, un groupe de musique alternative italien qui s’est retrouvé interrogé pendant quatre heures à la frontière, puis placé en détention pendant la nuit pour finir expulsé des Etats-Unis.

Déclarés immigrants illégaux par la douane américaine, ils se seraient vus refuser l’entrée aux Etats-Unis pour une seule et unique raison : si leur visa précisait que leur présence aux Etats-Unis n’était pas justifiée par des raisons mercantiles -leur performance au SXSW étant bénévole-, les autorités américaines auraient décrété que leur visa n’était pas adapté pour leurs concerts à venir sur le territoire américain. Même problème de visa pour l’artiste Cherine Amr, refoulée par les autorités américaines au motif que le festival serait utilisé par l’artiste comme médium d’organisation de manifestations. Une accusation hasardeuse que l’artiste a bien évidemment démentie, mais qui soulève un problème intéressant puisque cette dernière avait utilisé le même visa pour participer au festival en 2016 et en 2015, et que son accès sur le territoire américain n’avait jusqu’ici pas été un problème. Plus récemment, c’est PNL qui caracole en tête des unes françaises après que la moitié de son duo, Ademo, s’est fait refuser l’entrée sur le territoire américain pour participer à Coachella, “pour des raisons que vous imaginez” -sous-entendu, à cause la politique anti-immigration de Trump. Si l’on se limite à l’étude de ces cas, tout porte à croire -et c’est d’ailleurs le discours majoritaire sur la toile française- que la politique d’immigration des Etats-Unis connaît un durcissement consécutif à l’élection de Trump. Pourtant, la réalité est bien moins tranchée qu’il n’y paraît, et les artistes tiennent, pour certains, une part de responsabilité dans ces refus récents.

Visas non adaptés, accusations infondées : pourquoi les artistes se sont-ils vraiment fait refouler aux frontières ?

Si les autorités américaines  semblent refuser l’entrée aux artistes sur le territoire américain de façon totalement arbitraire, il n’est guère besoin de chercher très loin pour comprendre que ces rejets sont, pour une part, dûment justifiés par l'administration. En commençant par le cas de PNL, dont les membres rejettent à voix basse la faute sur le dos du président américain Donald Trump. Pourtant, le seul membre du duo dont l’entrée a été refusée, Ademo -Tarik de son vrai nom- possède un casier judiciaire assez chargé puisqu’il est déjà passé par la case prison pour trafic de stupéfiants. Connaissant la position des américains vis-à-vis de ce type de délit, on peut aisément conjecturer “ce que vous imaginez”... Un cas isolé, puisque les refus d’entrée sur le territoire américain qui ont le plus fait débat se rapprochent plus de celui qu’a essuyé le groupe italien Soviet Soviet.

Dans ce cas, les journalistes de NPR (le principal réseau de radiodiffusion non commercial et de service public des Etats-Unis) rappellent que le groupe a essayé d'entrer aux États-Unis dans le cadre du programme Visa Waiver -également connu sous le nom ESTA-, “qui permet aux citoyens de près de 40 pays, principalement des pays d'Europe occidentale, d'entrer aux États-Unis pendant 90 jours comme touristes qui ne travaillent pas.” Dans le cadre de ce programme, les voyageurs sont théoriquement autorisés à solliciter des activités futures aux Etats-Unis -assister à une conférence, rencontrer des clients… Cette clause est souvent interprétée par les artistes, ainsi que l’explique l’avocate Leena Khandwala à NPR, comme une autorisation pour se produire à de grands événements de l’industrie musicale, comme le SXSW. Alors que, dans les faits, le programme Visa Waiver ou les visas B-1 et B-2 ne donnent en aucun cas aux artistes l’autorisation de se produire sur le territoire américain, peu importe si leur performance est bénévole ou pas. C’est ce qui, aux Etats-Unis, est appelée la “Showcase exception”. Pourtant, selon deux avocats de l’immigration, Matthew Covey et Will Spitz, Soviet Soviet n’aurait pas respecté les clauses du programme car le groupe était aussi programmé pour jouer à ce qu’ils appellent des “non-showcase events” et faisait ainsi montre, en arrivant aux Etats-Unis avec un visa non adapté, d’une volonté d’outrepasser la loi. 

De plus, selon les propos du Departement of Homeland Security recueillis par KEXP, la procédure qu’a subi le groupe est une procédure standard : tous les voyageurs déclarés illégaux sont emmenés dans un centre de détention le temps qu’un billet de retour vers leur pays d’origine soit disponible. Rien de nouveau sous le soleil donc.

Tout comme Soviet Soviet, Billboard rappelle que l’écrasante majorité des artistes dont l’entrée a été refusée étaient en possession d’un visa B-1, alors que les organisateurs du festival South By Southwest préviennent les artistes sur leur site que ce genre de visa peut permettre l’entrée mais ne la garantit en rien, et qu’il vaut mieux que les artistes demandent un “performance visa”, même s’ils ne vont pas être payés. De plus, selon un article de Helienne Lindvall pour The Guardian concernant les difficultés rencontrées par les groupes britanniques pour jouer au SXSW, être accepté pour jouer au festival texan a toujours été difficile car une invitation du festival ne suffit pas. Les groupes doivent aussi prouver qu’ils sont professionnels et pas amateurs -le souci étant que la détermination de ces critères reste assez aléatoire et qu’ils se fondent souvent sur la célébrité des artistes plutôt que sur leur professionnalisme. D’autant plus que le prix des visas varie en fonction du moment de la demande et du nombre de joueurs dans le groupe, et peuvent ainsi grimper jusqu’à 2500 livres pour un groupe. Et, alors même que tout est en règle, les groupes peuvent encore se faire refuser l’entrée car leur visa n’est pas prêt à temps; exactement ce qui est arrivé au groupe britannique Frankie & The Heartstrings en 2011. Des sociétés de management britanniques comme Fear And Records, ATC Management ou Dice Management ont d’ailleurs proposé qu’il y ait une exemption de demande de permis de travail pour les artistes qui jouent à ce type d’évènements, dans le cas où ils ne sont pas payés. Et le problème ne date pas d’hier, contrairement au vent de panique qui souffle sur nos yeux embués par l’actualité politique.

La politique anti-immigration de Trump : raison réelle ou fantasmée ?

Le magazine Pitchfork explique ainsi que c’est le contexte politique actuel qui pousse les médias à mettre en lumière ces refus aux frontières américaines. Il reste en effet très difficile de déterminer le nombre de petits artistes qui ont connu les mêmes refus que ces groupes avant l’arrivée de Trump. S’il est difficile de quantifier le nombre d’artistes bourlingués aux frontières, il est au moins possible de citer un certain nombre de précédents qui prouvent que les Etats-Unis ont toujours eu la main très dure concernant les règles d’immigration. En 2008, c’est Adele qui annulait un concert au SXSW pour des problèmes de visa, et ce n’est pas la seule : depuis 2008, le site Brooklyn Vegan répertorie sur une page dédiée les artistes qui se sont retrouvés, de la même façon, nez-à-nez avec les problèmes labyrinthiques liés à la délivrance difficile de visas aux Etats-Unis - Molly Nilsson ou Cheatahs en 2015, Roosevelt en 2014…  De plus, au vu des polémiques récentes, certains avocats spécialisés dans l’immigration se sont levés pour rappeler que certaines des lois mises en application aujourd’hui existaient déjà bien avant l’arrivée de Trump. Matthew Covey rappelle donc que, par exemple, la loi brisée par le groupe Soviet Soviet date de 1991, et n’a pas changé d’un iota depuis sa création. Selon lui, “ce qui est arrivé à Soviet Soviet arrive à des artistes chaque semaine de chaque mois, et cela depuis 25 ans”. 

Et d’ailleurs, ça n’arrive pas qu’aux Etats-Unis : en Europe, nous ne sommes pas aussi détendus que nous aimerions le faire croire. On se souvient ainsi qu’en 2013, ce sont plus de 800 artistes étrangers qui se sont vu refuser leur entrée en France, au motif que leur “volonté de quitter le territoire avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie”. Et ce malgré la promesse brandie par François Hollande durant le sommet de la francophonie, qui certifiait une entrée sur le territoire facilitée pour les artistes africains. Streetpress rappelle pourtant que le taux de refus aux frontières pour les artistes en 2012 était de 14% en France... Et en Grande-Bretagne, le soleil de l’ouverture ne semble pas beaucoup plus présent. Candice Holdsworth explique, dans un article pour Spiked Online, que “depuis que le ministère de l’intérieur a mis au rebut le visa spécial pour les “écrivains compositeurs et artistes” en 2008, il est devenu incroyablement difficile pour les artistes qui ne font pas partie de l’Union Européenne d’entrer au Royaume-Uni”.  Elle rapporte ainsi que le manque de diplômes universitaires -l’illustrateur Nikhil Singh s’est vu refuser l’entrée sur le territoire au motif qu’il n’était pas allé à l’université- ou encore un revenu insuffisant peuvent suffire aux autorités britanniques pour refuser l’entrée au Royaume-Uni à des artistes. Pas de quoi envier l’Amérique de Trump niveau règles d’immigration strictes, donc.

Il reste sûrement impossible de se défaire du doute que les refus puissent être liés au durcissement de la politique d’immigration par le nouveau président américain. Certains artistes se seraient ainsi fait refouler alors qu’ils utilisaient pour 2017 le même visa -qui leur permettait avant d’entrer sur le territoire américain- que les années précédentes. Il est nécessaire, pourtant, de garder un certain recul, pour se rendre compte que les refus ayant eu lieu sous l’administration Trump sont, pour la grande majorité, dans la droite lignée d’une politique migratoire menée depuis bien longtemps par le pays, et que ces refus font partie d’un climat général d’allergie à l’immigration et de resserrement des frontières. Même si cela signifie parfois l’érection de barrières qui desservent le développement et les échanges culturels…